Est-ce qu’elle a pris un dessert finalement ? Il me fallait fuir mon incapacité à trouver le courage de l’intimité, fuir et oublier, quelle humiliation j’ai fait subir à Katharina Fuchs, elle doit me haïr aujourd’hui, en plus j’ai dû sans le vouloir l’empêcher de déguster son tiramisu si mou — il faut être italien pour avoir l’idée de ramollir dans du café des biscuits à la cuiller, tout le monde sait qu’il est impossible de les tremper dans quoi que ce soit, ils ont l’air durs mais aussitôt qu’on les trempe ils commencent à pendre lamentablement, pendre et tomber dans la tasse. Quelle idée de fabriquer du mou. Katharina Fuchs m’en veut c’est sûr, elle n’avait aucune envie de coucher avec moi, elle m’en veut de l’avoir plantée là à la sortie du restaurant comme si j’étais pressé de la quitter, comme si sa compagnie m’avait horriblement ennuyé, bonsoir bonsoir, un taxi qui passe, je le prends bonsoir, quel affront, j’imagine que Sarah rigolerait beaucoup si je lui racontais cette histoire, jamais je n’oserai lui raconter cette histoire, le type qui file à l’anglaise parce qu’il a peur d’avoir mis le matin son caleçon rose et blanc à l’élastique lâché.
Sarah m’a toujours trouvé drôle. C’était un peu vexant au début qu’elle rie dès que je lui confie mes pensées intimes. Si j’avais osé l’embrasser sous cette tente palmyréenne improvisée au lieu de me retourner pris par la trouille tout aurait été différent, tout aurait été différent, ou pas, en tout cas nous n’aurions pas évité la catastrophe de l’hôtel Baron ni celle de Téhéran, l’Orient des passions me fait faire de drôles de choses, de drôles de choses, aujourd’hui nous sommes comme un vieux couple, Sarah et moi. Le rêve de tout à l’heure flotte encore dans l’air, Sarah alanguie dans cette crypte mystérieuse. Sarawak, Sarawak. C’est à elle que je devrais m’intéresser, vieil égoïste que je suis, vieux lâche, elle souffre elle aussi. Cet article reçu ce matin ressemble à une bouteille à la mer, un terrifiant signe d’angoisse. Je réalise qu’il y a le nom de Sarah dans Sarawak. Encore une coïncidence. Un signe du destin, du karma, dirait-elle. C’est sans doute moi qui délire. Son obsession de la mort et de la perversion, crime, supplice, suicide, anthropophagie, tabous, tout cela n’est qu’un intérêt scientifique. Comme l’intérêt de Faugier pour la prostitution et les bas-fonds. Comme mon intérêt pour la musique iranienne et pour les opéras orientalistes. Quelle maladie de désespoir avons-nous pu contracter ? Sarah malgré ses années de bouddhisme, de méditation, de sagesse et de voyages. Finalement Kraus a sans doute eu raison de m’envoyer chez un spécialiste des maladies exotiques, Dieu sait quelle pourriture de l’âme j’ai pu attraper dans ces terres lointaines. Comme les croisés, premiers orientalistes, revenaient dans leurs sombres villages de l’Ouest chargés d’or, de bacilles et de chagrin, conscients d’avoir, au nom du Christ, détruit les plus grandes merveilles qu’ils aient jamais vues. Pillé les églises de Constantinople, brûlé Antioche et Jérusalem. Quelle vérité nous a brûlés, nous, quelle beauté avons-nous entrevue avant qu’elle nous élude, quelle douleur, comme Lamartine au Liban, nous a secrètement ravagés, douleur de la vision de l’Origine ou de la Fin je n’en sais rien, la réponse n’était pas dans le désert, pas pour moi en tout cas, mon Chemin de La Mecque était d’une autre nature — contrairement à Muhammad Asad alias Leopold Weiss, la badyié syrienne m’était plus érotique que spirituelle : après notre nuit palmyréenne, sortis de notre couverture nous nous séparâmes de Julie et François-Marie pour poursuivre notre expédition avec Bilger le Fou, vers le nord-est et l’Euphrate, via un vieux château omeyyade perdu dans le temps et les cailloux et une ville byzantine fantôme, Rasafé aux hautes murailles, où siège peut-être aujourd’hui le nouveau commandeur des croyants, Ombre de Dieu sur terre, calife des égorgeurs et des pillards de l’État islamique en Irak et en Syrie, que Dieu le protège car il ne doit pas être facile d’être calife de nos jours, surtout calife d’une bande de soudards digne des lansquenets de Charles mettant Rome à sac. Il est possible qu’ils mettent un jour La Mecque et Médine à sac, qui sait, avec leurs noirs étendards dignes des drapeaux de la révolution abbasside au VIII esiècle, voilà qui serait un changement dans l’équilibre géopolitique de la région, que le royaume d’Ibn Séoud l’ami de Leopold Weiss se disloque sous les coups de sabre des barbus grands égorgeurs d’infidèles. Si j’avais la force, j’aimerais écrire un long article sur Julien Jalaleddin Weiss homonyme de Leopold, tout aussi converti, qui vient de mourir d’un cancer, un cancer qui coïncide tellement avec la destruction d’Alep et de la Syrie qu’on peut se demander si les deux événements ne sont pas liés — Weiss vivait entre les mondes ; il était devenu le plus grand joueur de qanoun d’Orient et d’Occident, un immense savant, aussi. L’ensemble Al-Kindi qu’il avait fondé a accompagné les plus grands chanteurs du monde arabe, Sabri Mudallal, Hamzi Shakkour, ou Lotfi Bouchnaq. Sarah me l’avait présenté à Alep, elle l’avait rencontré grâce à Nadim, qui jouait parfois avec lui — il vivait dans un palais mamelouk perdu dans le dédale de la vieille ville, à deux pas des piles de savons et de têtes de moutons des souks, une austère façade de pierre derrière laquelle s’ouvrait une cour enchanteresse ; les pièces d’hiver débordaient d’instruments de musique, des luths, des cithares, des flûtes de roseau, des percussions. Ce bel homme blond me fut immédiatement antipathique — je n’aimai ni sa prétention, ni son savoir, ni ses grands airs de sultan oriental ni, surtout, l’admiration enfantine que lui portaient Nadim et Sarah, et cette mauvaise foi jalouse me fit longtemps ignorer la beauté de cette œuvre placée sous le signe de la rencontre, de l’échange et de l’interrogation de la tradition , de la transmission de la musique savante, principalement religieuse. Peut-être fallut-il mon séjour en Iran et mes travaux avec During pour que ce questionnement prenne tout son sens en moi. Il faudrait écrire sur l’hommage que Weiss et Al-Kindi rendent à Oussama Ibn Mounqidh, prince de Shaizar, ville-forteresse au bord de l’Oronte en Syrie, combattant, chasseur et homme de lettres témoin et acteur, au cours de sa très longue vie qui coïncide presque entièrement avec notre XII esiècle, des croisades et de l’établissement des royaumes francs au Levant. J’imagine ce prince amoureux des lances et des faucons, des arcs et des chevaux, des poèmes et des chanteurs face aux lourdes armes franques, à la violente sobriété de ces ennemis venus de si loin qu’il fallut bien du temps et des batailles pour les domestiquer, pour poncer un peu la couche de barbarie sur leurs armures — les Francs finirent par apprendre l’arabe, par goûter les abricots et le jasmin, et par nourrir un certain respect envers ces contrées qu’ils venaient délivrer des infidèles ; le prince de Shaizar, après une vie de batailles et de chasses aux lions, connut l’exil — c’est dans cet exil, dans la forteresse de Hosn Kayfa, au bord du Tigre, loin des combats, âgé de près de quatre-vingts ans, qu’il composa des traités aussi divers et magnifiques qu’un Éloge des femmes , une Épître des bâtons consacrée aux bâtons miraculeux, depuis le bâton de Moïse jusqu’à la canne que le prince Oussama utilisait lui-même dans ses vieux jours et qui prend, dit-il, en pliant sous son poids, la forme de l’arc puissant de sa jeunesse farouche ; un Traité du sommeil et des songes et cette autobiographie extraordinaire, Le Livre de l’instruction par l’exemple , qui est à la fois un manuel d’histoire, un traité de cynégétique et un bréviaire de littérature. Oussama Ibn Mounqidh trouva aussi le temps de rassembler son œuvre poétique, dont l’ensemble Al-Kindi mit des extraits en musique.
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