Parfois, elle était gagnée par le découragement. Elle disait qu'elle n'arriverait à rien. Qu'il valait mieux qu'elle renonce. Je lui remontais le moral : il m'arrivait de quitter l'université et de venir à New York pour la nuit. En général, je la trouvais déprimée, enfermée dans sa chambre. Je la poussais à se changer, à prendre sa guitare et je l'emmenais jouer sur la scène libre d'un bar. Chaque fois c'était la même chose : elle électrisait le public. Les applaudissements nourris qui concluaient ses prestations la regonflaient. Elle quittait la scène rayonnante. Nous allions dîner. Elle était heureuse de nouveau. Elle redevenait ce moulin à paroles que j'aimais tant. Elle avait oublié son chagrin.
Le monde nous appartenait.
*
Je fis le déplacement presque tous les week-ends à Madison pour voir jouer Woody. Je rejoignais dans les gradins du Stade Saul Goldman la foule de ses supporters privilégiés : Oncle Saul, Tante Anita, Patrick Neville, Hillel, Alexandra et Colleen.
À force de victoires, les premières rumeurs circulèrent : il se disait que les recruteurs des plus grandes équipes de la NFL venaient l'observer chaque semaine. Patrick affirmait que des représentants des Giants allaient venir. Oncle Saul assurait que les cadres des Ravens suivaient les Titans avec la plus grande attention. Les soirs de match, dans les travées du Stade Saul Goldman, Hillel essayait de repérer les recruteurs avant de se précipiter dans les vestiaires pour faire des comptes rendus à Woody.
— Wood', s'écria-t-il un soir, j'en ai repéré au moins un ! Il prenait des notes, il était pendu au téléphone. Je l'ai suivi jusque dans le parking… il avait des plaques du Massachusetts. Tu sais ce que ça veut dire ?
— Les Patriots de la Nouvelle-Angleterre ? Demanda Woody sans oser y croire.
— Les Patriots de la Nouvelle-Angleterre, mon pote ! exulta Hillel.
Sous les vivats des autres joueurs qui se changeaient, ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.
Par deux fois, au terme d'un match victorieux, Oncle Saul et Tante Anita furent directement approchés par des observateurs d'équipes prestigieuses. Le soir où les Titans écrasèrent les Cougars de Cleveland — seule autre équipe invaincue du championnat cette saison-là et victorieuse l'année précédente —, Patrick Neville rejoignit Woody dans le vestiaire avec le recruteur des Patriots de la Nouvelle-Angleterre, repéré quelques semaines plus tôt par Hillel.
L'homme remit sa carte à Woody et lui dit :
— Mon garçon, les Patriots seraient très heureux de te compter dans leurs rangs.
— Oh, mon Dieu ! Merci, M'sieur, répondit Woody. Je sais pas quoi dire. Il faut que j'en parle avec Hillel.
— Hillel est ton agent ? demanda le recruteur.
— Non, Hillel est mon copain. J'ai pas vraiment d'agent, en fait.
— Je peux être ton agent, proposa spontanément Patrick.
J'ai toujours rêvé de faire ça.
— Oui, volontiers, répondit Woody. Vous feriez ça ?
— Évidemment.
— Alors, je vous laisse traiter avec mon agent, dit en souriant Woody au recruteur.
Ce dernier lui serra chaleureusement la main.
— Bonne chance, mon garçon. Tout ce qu'il te reste à faire, c'est de remporter ce championnat. Rendez-vous en NFL.
Ce soir-là, contrairement à leur habitude, Hillel et Woody ne célébrèrent pas la victoire avec le reste de l'équipe. Enfermés dans leur chambre avec Patrick, qui prenait son nouveau rôle d'agent très à cœur, ils discutèrent des possibilités qui s'offraient à Woody.
— Il faut essayer de signer une option avant la fin de l'année, dit Patrick. Si tu remportes le championnat, ça ne sera sûrement pas très difficile.
— On parle d'une première offre à combien, selon vous ? demanda Hillel.
— Ça dépend. Mais le mois dernier, les Patriots ont offert 7 millions de dollars à un joueur universitaire.
— 7 millions de dollars ? s'étouffa Woody.
— 7 millions de dollars, répéta Patrick. Et crois-moi, fiston, tu ne vaux pas moins. Et si ce n'est pas cette année, ce sera l'année prochaine. Je ne me fais pas de souci pour ta carrière.
Patrick parti, Woody et Hillel restèrent éveillés toute la nuit. Étendus sur leurs lits, les yeux grands ouverts, ils restaient sonnés par la valeur potentielle du contrat.
— Qu'est-ce que tu vas faire de tout ce fric ? demanda Hillel.
— On va le diviser en deux. La moitié pour toi et l'autre pour moi.
Hillel sourit.
— Pourquoi tu ferais ça ?
— Parce que t'es comme mon frère, et les frères partagent tout.
Au début du mois de décembre 2001, alors qu'ils venaient d'accéder aux demi-finales du championnat, les Titans furent soumis à un contrôle antidopage par la Ligue de football.
Une semaine plus tard, Woody ne se présenta pas au cours d'économie après son entraînement du matin. Hillel essaya en vain de le joindre sur son téléphone portable. Il décida d'aller voir au stade, mais en traversant le campus, il vit la Chevrolet Yukon noire de Patrick Neville se garer devant le bâtiment administratif. Hillel comprit qu'il s'était passé quelque chose. Il courut jusqu'à Patrick.
— Qu'y a-t-il, Patrick ?
— Woody ne t'a pas dit ?
— Qu'est-ce qu'il aurait dû me dire ?
— Il s'est fait griller au contrôle antidopage.
— Quoi ?
— Cet imbécile s'est dopé.
— Patrick, c'est impossible !
Hillel suivit Patrick dans le bureau du recteur. À l'intérieur, en plus de ce dernier, il y avait Woody, prostré sur une chaise et, face à lui, un commissaire de la Ligue universitaire de football.
En voyant Patrick entrer dans la pièce, Woody se leva de sa chaise avec un air suppliant.
— Je ne comprends pas, Patrick ! s'écria-t-il. Je jure que j'ai rien pris !
— Que se passe-t-il ? interrogea Patrick.
Le recteur présenta Patrick au représentant de la Ligue en tant qu'agent de Woody, puis il lui demanda de faire le point de la situation.
— Woodrow a été testé positif à la pentazocine. Le test et les contre-tests ont tous donné le même résultat. C'est très grave. La pentazocine est un dérivé de la morphine, une substance strictement interdite par la Ligue.
— Je ne me suis pas dopé ! cria Woody. Je le jure ! Pourquoi aurais-je fait une chose pareille ?
— Woodrow, arrêtez votre cirque, voulez-vous ! tonna le commissaire. Vos performances étaient trop belles pour être vraies.
— J'ai attrapé froid récemment, et le médecin m'a prescrit des vitamines. Je n'ai pris que ce qu'il m'a dit. Pourquoi aurais-je pris cette merde ?
— Parce que vous êtes blessé.
Il y eut un bref silence.
— Qui vous a dit ça ? demanda Woody.
— Le médecin de l'équipe. Vous avez une tendinite au bras. Et un ligament de l'épaule déchiré.
— J'ai été pris dans une bagarre au printemps dernier. Je me suis fait taper dessus par des flics ! Mais ça date d'il y a au moins huit mois.
— Épargnez-moi vos salades, Woody, le coupa le commissaire.
— C'est la vérité, je le jure !
— Ah bon ? Vous n'avez pas été victime d'un surentraînement pendant l'été ? J'ai un rapport du médecin de l'équipe qui affirme que, suite à des douleurs répétées, il a fait procéder à une échographie de votre bras qui a révélé une tendinite relativement grave, due selon lui à un excès de mouvements répétés.
Woody se sentit acculé. Ses yeux s'embuèrent de larmes.
— C'est vrai, le médecin voulait que j'arrête de jouer quelque temps, expliqua-t-il. Mais je me sentais capable de tenir ma place au sein de l'équipe. Je connais mon corps ! Je me serais soigné après le championnat. Vous pensez que j'aurais fait la connerie de me doper juste avant les demi-finales du championnat ?
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