Grand-mère Ruth imaginait certainement que j'allais rester enfermé dans le garde-meuble pour toujours, et qu'elle pourrait fumer sur sa terrasse en toute quiétude. A son grand dam, je débarquai dans son petit appartement les bras chargés des albums de famille.
— Markie, pourquoi tu m'encombres avec tout cela ? Si j'avais su, je ne t'aurais jamais parlé du garde-meuble !
— Grand-mère, où étaient-ils passés pendant toutes ces années ?
— De quoi me parles-tu, mon chéri ? Des albums ?
— Non, des Goldman-de-Baltimore. Avant les cinq ans d'Hillel, il n'y a aucune photo des Goldman-de-Baltimore…
Elle prit d'abord un air agacé et chassa du bras la possibilité d'une conversation.
— Bah, dit-elle, laissons le passé derrière, c'est mieux. Je repensai à l'étrange oraison prononcée par Oncle Saul à l'enterrement de Grand-père.
— Mais Grand-mère, insistai-je, c'est comme si, à un moment donné, ils avaient disparu de la surface de la terre.
Elle me sourit tristement.
— Tu ne crois pas si bien dire, Markie. Tu ne t'es jamais demandé comment ton oncle s'est retrouvé à Baltimore ? Pendant plus de dix ans, Oncle Saul et ton grand-père ne se sont pas parlé.
L'année universitaire était déjà terminée lorsqu'à la fin juin 2001, après l'enterrement de Grand-père, Woody retourna à Madison. Il avait terriblement envie de revoir Colleen.
Elle n'était pas à la station-service. Une fille qu'il ne connaissait pas l'avait remplacée. Il alla se poster à proximité de son quartier. Il remarqua le pick-up de Luke devant la maison : il était là. Il se tapit dans sa voiture et attendit. Il ne vit pas Colleen. Il passa la nuit dans la rue.
À l'aube le lendemain, Luke quitta la maison. Il avait un sac avec lui. Il monta à bord de son pick-up et s'en alla. Woody le suivit à bonne distance. Ils arrivèrent aux bureaux de la compagnie de transport pour laquelle Luke travaillait. Une heure plus tard, il en repartait à bord d'un poids lourd. Woody était tranquille pour au moins vingt-quatre heures.
Il retourna à la maison. Frappa à la porte. Aucune réponse. Il frappa encore, essaya d'observer l'intérieur par les fenêtres. La maison semblait inoccupée. Soudain, il entendit une voix derrière lui qui le fit sursauter :
— Elle n'est pas là.
Il se retourna. C'était la voisine.
— Je vous demande pardon, Madame ?
— Vous cherchez la petite Colleen ?
— Oui, M'dame.
— Elle n'est pas là.
— Vous savez où elle est ?
La voisine prit un air désolé.
— Elle est à l'hôpital, mon garçon.
Woody se précipita à l'hôpital de Madison. Il la trouva alitée, le visage tuméfié et une minerve au cou. Elle avait été sévèrement battue. Lorsqu'elle le vit, ses yeux s'éclairèrent.
— Woody !
— Chut, reste calme.
Il voulut l'embrasser, la toucher, mais il eut peur de lui faire mal.
— Woody, j'ai cru que tu ne reviendrais jamais.
— Je suis là, maintenant.
— Pardon de t'avoir chassé. J'ai besoin de toi.
— Je ne m'en vais nulle part. Je suis là, maintenant.
Woody savait que s'il ne faisait rien, Luke finirait par la tuer. Mais comment la protéger ? Il demanda l'aide d'Hillel, qui lui-même chercha conseil auprès d'Oncle Saul et Patrick Neville. Woody avait des idées saugrenues pour piéger Luke : mettre une arme et de la marijuana dans sa voiture et contacter la police fédérale. Mais toutes les pistes remonteraient à lui. Hillel savait que, pour coincer légalement Luke, il fallait lui faire quitter la juridiction de son père. Il eut une idée.
*
Madison, Connecticut.
1 erjuillet 2001.
Colleen quitta sa maison en début d'après-midi. Elle mit sa valise dans le coffre de sa voiture et s'en alla. Une heure plus tard, Luke rentra. Il trouva le mot qu'elle lui avait laissé sur la table de la cuisine.
Je suis partie. je veux divorcer.
Si tu es prêt à discuter calmement, je suis au Motel Days Inn sur la route 38.
Il entra dans une colère noire. Elle voulait discuter ? Elle allait voir. Il allait lui faire passer ce genre d'envie. Il sauta dans sa voiture et roula comme un fou jusqu'au motel. Il repéra aussitôt sa voiture, garée devant une chambre. Il s'y précipita et tapa à la porte.
— Colleen ! Ouvre-moi.
Elle sentit son estomac se nouer.
— Luke, je ne t'ouvre que si tu es calme.
— Ouvre-moi cette porte immédiatement.
— Non, Luke.
Il frappa contre la porte de toutes ses forces. Colleen ne put s'empêcher de crier.
Hillel et Woody étaient dans la chambre voisine. Hillel décrocha le téléphone et contacta la police. Un opérateur lui répondit.
« Il y a un type qui est en train de tabasser sa femme, expliqua Hillel. Je crois qu'il va la tuer… »
Luke était toujours dehors, frappant furieusement à coups de pied et de poing. Hillel, après avoir raccroché, regarda sa montre, attendit qu'une minute passe, puis il fit un signe à Woody qui téléphona à la chambre de Colleen. Elle décrocha.
— Tu es prête, Colleen ?
— Oui.
— Ça va aller…
— Je sais.
— Tu es très courageuse.
— Je le fais pour nous.
— Je t'aime.
— Moi aussi.
— Maintenant, vas-y.
Elle raccrocha. Elle prit une ample respiration puis elle ouvrit la porte. Luke se jeta sur elle et se mit à la cogner. Des hurlements retentirent sur le parking du motel. Woody sortit de la chambre, prit un couteau dans sa poche et creva le pneu arrière du pick-up de Luke, avant de s'enfuir, le ventre noué.
Encore des coups. Et aucune sirène de police ne se faisait entendre.
— Arrête ! supplia Colleen en pleurs, repliée au sol en position fœtale pour se protéger des coups de pied.
Luke la souleva par les cheveux, jugeant qu'elle en avait eu pour son compte. Il la traîna hors de la chambre, la força à monter dans le pick-up. Des clients de l'hôtel alertés par les cris sortirent de leur chambre, mais n'osèrent pas intervenir. Des sirènes enfin se firent entendre. Deux voitures de police arrivèrent au moment où Luke sortait à toute vitesse du parking. Il n'alla pas beaucoup plus loin, immobilisé par son pneu crevé. Il fut arrêté dans les minutes qui suivirent. En se rendant au motel, il avait franchi la frontière avec l'État de New York. C'est là qu'il allait être incarcéré en attendant son procès pour violence et séquestration.
*
Colleen fut hébergée quelque temps à Baltimore, chez les Goldman. Ce fut une renaissance pour elle. Dans le courant du mois d'août, elle nous accompagna, Woody, Hillel et moi, en Floride. Grand-mère avait besoin d'aide pour mettre de l'ordre dans les affaires de Grand-père.
Nous n'avions pas besoin d'être quatre pour faire le tri dans les documents et les livres laissés par Grand-père. Aussi nous envoyâmes Woody et Colleen passer un peu de temps ensemble tous les deux. Ils louèrent une voiture et descendirent dans les Keys.
Hillel et moi passâmes une semaine dans la paperasse laissée par Grand-père.
Nous étions convenus que je m'occupais des archives et Hillel des documents légaux. Comme je trouvai dans un tiroir le testament de Grand-Père, je le remis à Hillel, sans même le lire.
Hillel l'examina lentement. Puis il fit une drôle de tête.
— Ça va ? lui demandai-je. T'as l'air bizarre tout d'un coup.
— Ça va. J'ai juste chaud. Je vais aller prendre l'air sur le balcon.
Je le vis plier le document en deux, puis il quitta la pièce, en l'emportant avec lui.
Au début du mois de septembre 2001, Luke fut condamné à trois ans de prison ferme dans l'État de New York. Ce fut une délivrance pour Colleen, qui déposa dans le même temps une demande de divorce. Elle pouvait se réinstaller en toute quiétude à Madison.
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