Ce moment coïncidait avec le début de notre quatrième et dernière année à l'université. Celle durant laquelle le Stade Burger Shake de Madison devint le Stade Saul Goldman.
Je me souviens de la cérémonie du changement de nom qui eut lieu le samedi 8 septembre, et à laquelle j'assistai. Oncle Saul était rayonnant. Tout le gratin de l'université était présent. Un rideau recouvrait les lettres en métal massif et, après un discours du recteur, Oncle Saul tira sur un cordon qui le détacha, révélant la nouvelle identité du lieu. Pour une raison que je ne m'expliquais pas, la seule personne qui manqua ce jour-là fut Tante Anita.
Quelques jours plus tard, New York était frappée par les attentats du 11 Septembre. Madison, comme le reste du pays, fut assommée par le choc et c'est un peu le succès des Titans qui poussa les habitants à délaisser leurs postes de télévision et à retourner au stade.
Ce fut le début d'une saison exceptionnelle pour Woody. Il jouait à son meilleur niveau. À ce moment-là, rien ne laissait présager ce qui allait arriver. Cette année devait être celle de la consécration sportive pour les Titans. Woody jouait avec une rage de vaincre extraordinaire. La saison avait à peine démarré que l'équipe de Madison affolait déjà les statistiques et enchaînait les victoires, écrasant ses adversaires les uns après les autres. Ses performances drainaient une quantité impressionnante de spectateurs, les matchs se jouaient à guichets fermés et la ville de Madison en profitait largement : les restaurants étaient pleins ; dans les boutiques, les maillots aux couleurs de l'équipe et les drapeaux s'arrachaient. Un vent de folie soufflait sur la région : tout indiquait que cette année, les Titans remporteraient le championnat universitaire.
Parmi les admiratrices de Woody, il y avait Colleen. Elle s'affichait désormais fièrement avec lui à Madison. Quand elle le pouvait, elle fermait la station-service un peu plus tôt et venait assister aux entraînements. Lorsqu'il avait du temps libre, il l'aidait. Il organisait la réserve, s'occupait parfois des voitures des clients, qui lui disaient : « Si j'avais su que c'est un champion de football qui me ferait le plein aujourd'hui… »
Woody devint non seulement la vedette de tous les étudiants, mais également la coqueluche de la ville de Madison, dont l'un des diner proposait même à la carte un hamburger à son nom : le Woody. C'était un sandwich à quatre étages, composé d'assez de pain et de viande pour que même un très gros mangeur ne puisse pas en venir à bout. Celui qui le finissait se voyait non seulement offrir son repas, mais il avait aussi les honneurs d'un Polaroid, le cliché étant aussitôt accroché au mur sous les vivats des autres clients. Et le patron de l'établissement de répéter fièrement à propos de son hamburger : « Ce Woody-là, c'est comme notre Woody à nous : personne ne peut en venir à bout. »
À Baltimore, lors du dîner de Thanksgiving, Woody demanda son accord à la famille pour changer le nom sur son maillot de footballeur et y inscrire celui de Goldman. Tout le monde en fut terriblement excité et ému. Pour la première fois, il nous transcendait : grâce à lui, nous n'étions plus des Montclair ou des Baltimore, nous étions des Goldman. Nous étions enfin réunis sous la même bannière.
Une semaine plus tard, le Madison Daily Star, le journal local de la ville de Madison, publia un reportage sur les Baltimore, qui racontait l'histoire de Woody, Hillel, Tante Anita et Oncle Saul, avec une photo d'eux quatre, souriants et heureux, tenant le maillot de Woody frappé du nom de Goldman.
Pendant que tous les regards étaient tournés vers Woody qui marchait vers la gloire sportive, à Baltimore, Oncle Saul et Tante Anita s'enfonçaient lentement dans l'ombre, sans que personne ne s'en aperçoive.
D'abord, Oncle Saul perdit un procès très important sur lequel il travaillait depuis plusieurs années. Il était le défenseur d'une femme qui poursuivait une compagnie d'assurance-maladie ayant refusé de payer des traitements médicaux à son mari diabétique, qui en était mort. Oncle Saul réclamait pour elle plusieurs millions de dommages-intérêts. Elle fut déboutée.
Puis d'importantes tensions éclatèrent entre lui et Tante Anita. Elle voulut d'abord connaître le montant du don qu'il avait fait à l'université de Madison pour que le stade porte son nom. Il lui soutint que c'était trois fois rien, qu'il s'était arrangé avec le recteur. Elle ne le croyait pas. Il se comportait de façon étrange. Ce n'était pas son genre de mettre en avant son ego. Elle le savait très généreux, toujours attentif à l'autre. Il servait bénévolement dans les soupes populaires, il ne passait jamais devant un sans-abri sans lui donner quelque chose. Mais il n'en parlait jamais. Il ne s'en vantait jamais. Il était modeste, humble, c'est pour ça qu'elle l'aimait. Qui était cet homme qui voulait soudain avoir son nom sur un stade de football ?
Elle se mit à faire ce qu'elle n'avait jamais fait de toute sa vie commune avec son mari : elle fouilla son bureau, elle fouina dans ses affaires, elle lut son courrier et ses e-mails. Elle devait découvrir la vérité. Comme elle ne trouva rien à leur domicile, elle profita de le savoir au tribunal pour passer à son bureau et s'y enferma sous un prétexte quelconque. Elle trouva des classeurs de comptabilité personnelle et finit par découvrir la vérité : Oncle Saul avait promis six millions de dollars à l'université de Madison. Elle ne put d'abord pas y croire. Elle dut relire les documents plusieurs fois. Comment son mari avait-il pu faire une chose pareille ? Pourquoi ? Et surtout avec quel argent ? Que lui cachait-il ? Elle eut l'impression de vivre un cauchemar. Elle l'attendit dans son bureau pour le sommer de s'expliquer, mais il prit sa découverte avec beaucoup de calme :
— Tu n'as pas à fouiller dans mes affaires. Surtout ici. Je suis tenu au secret professionnel.
— N'essaie pas de noyer le poisson, Saul. Six millions de dollars ! Tu as promis six millions de dollars ? D'où sors-tu une somme pareille ?
— Cela ne te regarde pas !
— Saul, tu es mon mari ! Comment veux-tu que cela ne me regarde pas ?
— Parce que tu ne comprendrais pas.
— Parle-moi, Saul, je t'en supplie. D'où as-tu sorti une somme pareille ? Que me caches-tu ? As-tu des liens avec le crime organisé ?
Il éclata de rire.
— Où vas-tu chercher des choses pareilles ? Laisse-moi maintenant, s'il te plaît. Il est déjà tard et je dois encore travailler.
Je ne vis rien de ce qui se passait. Quand je n'étais pas à l'université, j'étais avec Alexandra. Je vivais un bonheur total à ses côtés. Elle me connaissait mieux que personne, elle me comprenait mieux que personne. Elle pouvait lire dans mes pensées, deviner ce que j'allais dire avant que je l'aie dit.
Cela faisait déjà un an qu'elle avait terminé l'université et qu'elle essayait de percer dans le monde de la musique, mais sa carrière ne décollait pas. Je n'aimais pas beaucoup le producteur avec qui elle s'était associée. Je le trouvais trop occupé à promouvoir son image plutôt que sa musique. Lui disait que tout était lié, je n'étais pas d'accord. Pas avec le talent qu'avait Alexandra. J'essayai de le lui dire, j'essayai de la pousser à s'écouter elle-même, avant tout. Elle composait des chansons de grande qualité : son producteur, au lieu de l'aider à s'épanouir davantage, passait son temps à freiner sa créativité pour la faire entrer dans un moule préfabriqué, censé plaire au plus grand nombre. Structure : introduction, couplet, refrain, couplet 2, refrain, pont, pré-refrain, refrain final. Le premier refrain durait 1 minute. Les producteurs faisaient à la musique le même sacrilège qu'aux livres et aux films : ils les calibraient.
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