— Au fond, Grand-père, je réalise que je ne sais même pas ce que tu faisais comme métier.
Grand-père eut un sourire lumineux.
— J'étais le président-directeur-général de Goldman & Cie.
— Qu'est-ce que c'était ?
— Une petite entreprise de fabrication de matériel médical, que j'avais fondée. Ça a été l'aventure de ma vie : imagine-toi, Goldman & Cie a existé pendant plus de quarante ans. J'aimais me rendre au bureau : nous étions installés dans un beau bâtiment en briques rouges que l'on voyait depuis la route et sur lequel on pouvait lire en grandes lettres capitales : GOLDMAN. J'en étais très fier.
— Mais où était-ce ? À Baltimore ?
— Non, dans l'État de New York. Nous, nous habitions à quelques miles de là, à Secaucus, dans le New Jersey.
— Qu'est devenue Goldman & Cie ? demanda encore Woody.
— Nous l'avons vendue. Vous étiez déjà nés mais vous ne pouvez pas vous en souvenir. C'était vers le milieu des années 1980.
Grand-père avait piqué la curiosité de Woody, qui demanda s'il existait des photos de l'époque de Goldman & Cie. Grand-mère dénicha une boîte à chaussures dans laquelle s'entassaient pêle-mêle toutes sortes de clichés. L'essentiel avait été pris ces dernières années : il y avait beaucoup de têtes que nous ne connaissions pas — des amis de Floride et quelques photos de Grand-père et Grand-mère ensemble. Puis nous tombâmes finalement sur une photo de Grand-père devant le fameux bâtiment de Goldman & Cie, que nous contemplâmes longuement. Nous trouvâmes également quelques photos d'Hillel, Woody et moi, adolescents, lors d'un séjour en Floride.
— Le Gang des Goldman, dit soudain Grand-père en brandissant le cliché, nous faisant éclater de rire.
Honneur à la mémoire de notre grand-père Max Goldman. Il décéda six semaines plus tard. Je garde de ces derniers moments avec lui le souvenir de sa vivacité et de son sens de l'humour, même aux portes de sa dernière demeure.
La tendresse de son rire ne quitte pas ma mémoire. Ni son exigence. Ni sa démarche et son éternelle élégance. Il n'est pas de cérémonie, de remise de prix, de rendez-vous important qui, au moment de nouer une cravate autour de mon cou, ne me fasse pas penser à lui, toujours impeccablement vêtu.
Gloire à toi, ô mon grand-père aimé. Sache que tu manques ici-bas. J'aime à croire que tu me regardes de là-haut et que tu suis avec un mélange d'amusement et d'émotion mon parcours. Tu sais donc que ma digestion est excellente et que je ne souffre pas du syndrome du côlon spastique. Je le dois peut-être aux kilos d'All-Bran que tu m'as fait avaler en Floride, sous ton regard bienveillant. Sois remercié de tout ce que tu m'as apporté et repose en paix.
Grand-père fut enterré le 30 mai 2001 à Secaucus, New Jersey, la ville où il avait élevé, comme Grand-mère, mon père et Oncle Saul. Plusieurs de ses amis de Floride avaient insisté pour faire le déplacement.
J'étais assis à côté de mes cousins. Alexandra était là aussi, un rang derrière nous. Je mis ma main légèrement derrière moi et elle l'attrapa discrètement. Elle la serra. Je me sentais fort à ses côtés.
Je sais que plus tard, ce jour-là, Woody lui dit :
— C'est beau, comme tu l'aimes.
Elle sourit.
— Et toi ? demanda-t-elle. Hillel m'a parlé de cette fille, Colleen ?
— Elle est mariée. C'est compliqué. Je ne la vois plus pour le moment.
— Tu l'aimes ?
— Je ne sais pas. J'éprouve de la tendresse pour elle. Elle me fait me sentir moins seul. Mais elle n'est pas toi.
La cérémonie fut à l'image de Grand-père : sobre et empreinte d'humour. Mon père prononça un discours spirituel au cours duquel l'allusion aux All-Bran déclencha l'hilarité. Oncle Saul parla ensuite et fut plus grave. Il commença son oraison ainsi : « C'est la première fois que je reviens dans le New Jersey. Vous le savez, mes relations avec Papa ne furent pas toujours au beau fixe… »
Ces mots eurent une résonance étrange. Je ne retrouvai pas dans ses propos la relation dont j'avais été le témoin à la grande époque des Baltimore.
Après la cérémonie et la collation, Grand-mère voulut faire un tour de Secaucus. Je n'étais jamais venu ici et je proposai de l'emmener. Désireux de comprendre les allusions d'Oncle Saul, je profitai d'être seul en voiture avec Grand-mère pour l'interroger.
— De quoi parlait Oncle Saul tout à l'heure ?
Grand-mère fit semblant de ne pas m'entendre, regardant par la fenêtre.
— Grand-mère ?
— Markie, me dit-elle, ce n'est pas le moment des questions.
— Est-ce qu'il s'est passé quelque chose entre eux ? insistai-je.
— Markie, conduis maintenant et tais-toi, s'il te plaît. Vas-tu m'ennuyer avec tes questions un jour pareil ?
— Pardon, Grand-mère.
Je ne parlai plus. Elle me guida jusqu'à leur ancienne maison, hypothéquée au moment où la situation financière de Goldman & Cie avait commencé à vaciller. Puis elle me demanda de la conduire jusqu'à l'ancienne usine Goldman. Je n'y étais jamais allé, et elle me guida. Nous roulâmes vingt bonnes minutes, quittâmes le New Jersey, entrâmes dans l'État de New York et arrivâmes dans une zone industrielle désaffectée. Grand-mère s'arrêta devant un bâtiment abandonné en briques rouges. Elle promena son doigt sur la façade : « C'était mon bureau », me dit-elle en désignant un trou dans le mur, qui avait certainement été une fenêtre.
— Que faisais-tu ?
— Toute la comptabilité. C'est moi qui gérais les finances. Ton grand-père était un vendeur hors pair, mais pour un dollar de gagné, il en dépensait deux. Je tenais les cordons de la bourse, à la fabrique comme à la maison.
Quand je raccompagnai finalement Grand-mère au parking du cimetière, les Baltimore s'impatientaient dans le grand van avec chauffeur qui devait les ramener à Manhattan. Oncle Saul avait pris des chambres au New York Plaza pour Grand-mère et tous les Baltimore. Les Montclair, eux, restaient à Montclair.
Le lendemain, Oncle Saul me demanda de passer le voir à son hôtel, ce que je fis. Il nous réunit, Woody, Hillel et moi, dans un recoin tranquille du bar du New York Plaza et nous annonça que Grand-père avait demandé, dans ses dernières volontés, que l'un de ses comptes-épargne soit équitablement divisé entre « ses trois petits-enfants ». Il y avait vingt mille dollars pour chacun de nous trois.
*
Une semaine après l'enterrement, je ramenai Grand-mère en Floride. Je pris l'avion avec elle et passai quelques jours à Miami pour qu'elle ne soit pas seule. Oncle Saul mit à ma disposition son appartement à la Buenavista.
Ma présence auprès de ma grand-mère dans sa résidence pour personnes âgées la réconforta. Je la revois encore le jour de son retour à Miami, fumant sur sa terrasse, en regardant l'océan, les yeux dans le vague. Sur la table de son minuscule salon, elle avait laissé un carton à chaussures rempli de vieilles photos. J'en pris quelques-unes au hasard et, comme je ne reconnus ni les gens ni les lieux, je lui posai des questions. Elle répondit à moitié, je sentais bien que je troublais son besoin de tranquillité. Soudain, elle me parla des affaires dans le garde-meuble.
— Quel garde-meuble ? lui demandai-je.
— Un garde-meuble à Aventura. L'adresse est dans l'armoire à clés.
— Et qu'est-ce qu'il y a là-bas ?
— Tous les albums de famille. Puisque tu veux voir des photos, autant que tu ailles voir là-bas. Elles sont triées, classées et annotées. Fais-en ce que tu veux, du moment que tu cesses avec toutes tes questions.
J'ignore encore aujourd'hui si elle m'en parla pour que j'aille à leur recherche, ou pour que je m'en aille tout court. Piqué par la curiosité, je me rendis au garde-meuble où je trouvai, comme elle me l'avait promis, la vie des Goldman en milliers de photographies, rangées et triées dans des albums poussiéreux. Je les ouvris au hasard ; je retrouvai des visages rajeunis et tout ce que nous étions avant. Je remontai le temps et les époques, puis je m'amusai à me retrouver. Je me vis nourrisson, je vis la maison de Montclair avec une peinture encore fraîche. Je me vis nu dans une piscine en plastique posée sur notre pelouse. Je vis des images de mes premiers anniversaires. Je réalisai rapidement que, sur toutes les photos, il manquait les plus importants des personnages. Je pensai d'abord à un hasard ou une erreur de classement. Je passai plusieurs heures à parcourir tous les albums et je me rendis à l'évidence : nous étions partout, ils n'étaient nulle part. Des Montclair en veux-tu en voilà, alors que les Baltimore semblaient « persona non grata ». Aucune image d'Hillel petit, ni de sa naissance, ni de ses anniversaires. Aucune photo du mariage d'Oncle Saul et Tante Anita, alors que mes parents avaient droit à trois albums entiers. Les premiers clichés d'Hillel dataient au mieux de ses cinq ans. Dans les archives de mes grands-parents, il apparut que, pendant longtemps, les Goldman-de-Baltimore n'existaient pas.
Читать дальше