La situation devenait sérieuse. Woody guettait Colleen à distance. S'approcher d'elle devenait dangereux. Hillel l'accompagnait souvent. Ils restaient tous les deux en planque, dans la voiture. Ils observaient la station, ou la maison. Parfois, pendant qu'Hillel faisait le guet, Woody se risquait à y entrer et retrouvait Colleen un petit moment.
Un soir qu'ils roulaient à proximité de la maison, ils furent pris en chasse par un véhicule de police. Woody se rangea sur le bas-côté et le père de Luke descendit de voiture.
Il s'approcha, contrôla l'identité des occupants puis il dit à Woody :
— Écoute-moi bien, mon petit gars. Joue au foot et occupe-toi de ton cul. Mais surtout ne viens pas faire chier. Compris ?
— Comment vous savez que je joue au foot ? demanda Woody.
Le père eut un sourire de faux jeton.
— J'aime bien savoir à qui j'ai affaire.
Ils repartirent et retournèrent au campus.
— Il faut que tu fasses gaffe, Wood', dit Hillel. Toute cette histoire commence à sentir mauvais.
— Je sais. Mais qu'est-ce que tu veux que je fasse ? Que je dégomme son mari une fois pour toutes ?
Hillel hocha la tête, impuissant.
— Je ne veux pas qu'il t'arrive quelque chose, Woody. Et je dois t'avouer que je commence à avoir un peu peur.
*
Pour la première fois cette année-là, je ne retrouvai pas mes cousins pour Thanksgiving. L'avant-veille, ils m'annoncèrent qu'ils avaient été invités par Patrick Neville à une fête à laquelle étaient attendus des joueurs des Giants. Je décidai de me rendre à Baltimore malgré tout. Comme je l'avais fait durant toute mon enfance, j'y arrivai la veille de la fête, en train. Mais à Baltimore, et pour ma plus grande déception, personne ne m'attendait sur le quai de la gare. Je pris un taxi jusqu'à Oak Park. En arrivant chez les Baltimore, je vis Tante Anita qui sortait de la maison.
— Mon Dieu, Markie ! me dit-elle en me voyant. J'avais complètement oublié que tu arrivais ce soir.
— Ce n'est pas grave. Je suis là maintenant.
— Tu sais que tes cousins ne sont pas là…
— Je sais.
— Markie, je suis affreusement désolée. Je suis de garde ce soir à l'hôpital. Je dois y aller. Ton oncle sera content de te voir. Il y a des plats déjà prêts dans le frigo.
Elle me serra contre elle. Au moment de l'étreinte, je sentis que quelque chose avait changé. Elle avait l'air fatiguée, triste. Je ne voyais plus en elle cette lumière éclatante qui avait fait si souvent chavirer mon cœur d'enfant et d'adolescent.
J'entrai dans la maison. Je trouvai Oncle Saul devant la télévision. Comme Tante Anita, il m'accueillit avec un mélange de chaleur et de tristesse. Je montai à l'étage installer mes affaires dans l'une des chambres d'amis, et je me demandai à quoi servaient toutes ces chambres, si elles étaient vides. Je me promenai dans les immenses couloirs, j'entrai dans les gigantesques salles de bains. Je passai successivement dans les trois salons, tous éteints. Ni feu dans l'âtre, ni télévision allumée, ni livre ou journal laissé ouvert pour un lecteur impatient de pouvoir le reprendre. En redescendant, je vis Oncle Saul qui préparait notre dîner. Il avait dressé deux couverts sur le comptoir. Il y avait eu un temps pas si éloigné où, assis à ce même comptoir, lui, Hillel, Woody et moi, piaffant bruyamment d'impatience, tendions nos assiettes à Tante Anita de l'autre côté, qui, rayonnante et souriant à sa petite armée, faisait cuire à même une large plaque en téflon des quantités gargantuesques de pancakes, d'œufs et de bacon de dinde.
Nous dînâmes sans beaucoup parler. Il avait peu d'appétit. La seule chose dont il me parla fut les Ravens de Baltimore.
— Tu ne veux pas venir voir un match une fois ? J'ai des billets, mais ça n'intéresse personne. Ils font une saison du tonnerre, tu sais. Je t'ai dit que je connais bien des gens dans l'organisation des Ravens ?
— Oui, Oncle Saul.
— Alors il faut venir voir un match une fois. Dis-le à tes cousins. J'ai des billets gratuits, dans les loges et tout ça.
Après le repas, je partis me promener dans le quartier. Je saluai amicalement les voisins qui promenaient leur chien, comme si je les connaissais. Croisant un agent de sécurité dans son véhicule de patrouille, je fis le signe secret, auquel il répondit. Mais le geste était vain : le temps béni de notre enfance était perdu à jamais et il serait impossible de le retrouver : les Goldman-de-Baltimore appartenaient désormais au passé.
*
Ce même soir où je me trouvais à Baltimore et mes cousins à New York, Colleen rentra en retard chez elle. Elle descendit de voiture et courut jusqu'à la maison. Elle tourna la poignée, mais la porte était fermée à clé. Il était déjà parti. Elle regarda sa montre : il était dix-neuf heures vingt-deux. Elle eut envie de pleurer. Elle ouvrit la porte avec sa clé et pénétra dans l'intérieur sombre. Elle savait qu'à son retour, il la corrigerait.
Elle ne devait pas rentrer en retard de la station-essence. Elle le savait, Luke le lui avait dit. Elle fermait à dix-neuf heures, à dix-neuf heures quinze elle devait être rentrée. Si ce n'était pas le cas, il partait. Il allait dans un bar qu'il affectionnait et quand il revenait à la maison, il s'occupait d'elle.
Elle l'attendit jusqu'à vingt-trois heures ce soir-là. Elle eut envie d'appeler Woody, mais elle ne voulait pas le mêler à cela. Elle savait que cela finirait mal. Dans ces moments-là, elle songeait à s'enfuir. Mais pour aller où ?
Il rentra dans la maison et claqua la porte. Elle sursauta. Il apparut dans l'encadrement de la porte du salon.
— Désolée, gémit-elle aussitôt pour apaiser la colère de son mari.
— Qu'est-ce que tu foutais, bordel ? Hein ? Hein ? Tu finis à dix-neuf heures. Dix-neuf heures ! Pourquoi tu me fais poireauter comme un con ? Tu me prends pour un imbécile, c'est ça ?
— Je te demande pardon, Luke. Il y a des clients qui sont arrivés à dix-neuf heures, le temps de fermer, j'ai eu cinq minutes de retard.
— Tu finis à dix-neuf heures, je veux que tu sois à la maison à dix-neuf heures quinze ! C'est pas plus compliqué que ça. Mais il faut toujours que tu fasses ta maligne.
— Mais Luke, ça prend du temps de tout fermer…
— Arrête de gémir, tu veux ? Et va poser ton cul dans ma bagnole.
— Luke, pas ça ! supplia-t-elle. Il pointa sur elle un doigt menaçant.
— Tu ferais bien de m'obéir.
Elle sortit et monta dans son pick-up. Il s'installa dans sa voiture et démarra.
— Pardon, pardon, Luke, dit-elle d'une voix de souris. Je ne serai plus en retard.
Mais il ne l'écoutait plus. Il l'assommait d'injures. Elle pleurait. Il avait déjà quitté la ville de Madison et prit la route 5, toute en ligne droite. Il passa le pont Lebanon et continua encore. Elle le suppliait de rentrer à la maison.
Il ricana. « Quoi, t'es pas bien avec moi ? » Puis soudain, il s'arrêta au milieu de nulle part.
— Terminus, tout le monde descend, dit-il sur un ton qui ne tolérait aucune tergiversation.
Elle protestait vainement :
— Luke, s'il te plaît, pas ça.
— Dégage ! hurla-t-il soudain.
Dès qu'il hurlait, c'était le signal qu'elle devait obéir. Elle s'extirpa de l'habitacle et il repartit aussitôt, l'abandonnant à huit miles de chez eux. C'était sa punition : elle devait rentrer à pied et en pleine nuit jusqu'à Madison. Elle s'enfonçait dans la brume humide, elle qui ne portait en général que des robes courtes et de minces collants. Et elle laissait les ténèbres l'absorber.
La première fois, elle avait protesté. Lorsque Luke, criant à en devenir écarlate, lui avait ordonné de dégager, elle s'était rebellée. Elle lui avait dit qu'on ne traitait pas de la sorte sa femme. Luke était sorti de voiture.
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