— Est-ce que ça va ? demanda-t-il.
Elle pleurait.
— Tout va bien, merci, répondit-elle en s'essuyant les yeux.
— C'est dangereux de marcher sur cette route.
— Je ferai attention.
— Monte, je te dépose quelque part, proposa Woody.
— Non, merci.
— Monte, je te dis.
La fille accepta finalement. Dans la lumière de l'habitacle, Woody crut la reconnaître. C'était une jolie fille, aux cheveux courts. Son visage lui était familier.
— Tu es étudiante à Madison ?
— Non.
— T'es sûre que ça va ?
— Sûre. Je n'ai pas envie de parler.
Il roula en silence et la déposa, selon son souhait, à proximité d'une station-service déserte à l'entrée de Madison.
Elle s'appelait Colleen. Woody le lut sur son badge le lendemain, lorsqu'il la retrouva derrière le comptoir de la station-service où il l'avait déposée la veille.
— Je savais que je t'avais vue quelque part, lui dit-il. En te déposant ici, j'ai fait le lien.
— S'il te plaît, ne parle pas de ça. As-tu pris de l'essence ?
— J'ai fait le plein, pompe numéro 3. Et je vais prendre ces barres de chocolat. Je m'appelle Woody.
— Merci pour hier, Woody. S'il te plaît, n'en parlons plus. Ça fait 22 dollars.
Il lui tendit l'argent.
— Colleen, est-ce que tout va bien ?
— Tout va bien.
Un client entra et elle en profita pour demander à Woody de partir.
Il obéit. Elle le troublait.
Colleen était l'unique employée de la station-service. Elle y passait ses journées seule. Elle ne devait pas avoir plus de vingt-deux ans, n'était jamais allée plus loin que le lycée et elle était déjà mariée à un type de Madison, un chauffeur-livreur qui passait plusieurs jours par semaine sur la route. Elle avait un regard triste. Une façon timide de ne pas regarder ses clients dans les yeux.
La station-essence était son seul horizon. C'était probablement la raison pour laquelle elle mettait tant de coeur à s'en occuper. La boutique attenante était propre et toujours bien achalandée. Il y avait même quelques tables, auxquelles les gens de passage pouvaient s'installer pour boire un café ou manger un sandwich industriel que Colleen réchauffait dans un four à micro-ondes. Lorsque les clients partaient, ils laissaient toujours un petit pourboire sur la table, qu'elle glissait dans sa poche, sans en parler à son mari. Dès les beaux jours, elle déplaçait les tables et les chaises sur la bande de gazon fleurie jouxtant le bâtiment.
Il n'y avait pas beaucoup de lieux de sortie à Madison et les étudiants se regroupaient dans les mêmes établissements. Lorsqu'ils voulaient être seuls, Woody et Hillel se rendaient à la station-service.
Troublé par sa rencontre nocturne avec Colleen, Woody augmenta la cadence de ses passages à la station-service. Parfois il passait au prétexte d'acheter des chewing-gums ou du liquide pour ses essuie-glaces. Le plus souvent, il traînait Hillel avec lui.
— Pourquoi tu veux absolument aller là-bas ? finit par demander Hillel.
— Il y a quelque chose qui cloche… J'aimerais comprendre.
— Dis que t'en pinces pour elle, c'est tout.
— Hill', cette fille marchait dans la nuit en pleurant, au bord de la route.
— Elle a peut-être eu un problème de voiture…
— Elle était effrayée. Elle avait peur.
— Peur de qui ?
— Je sais pas.
— Wood', tu peux pas protéger tout le monde.
À force de passer leur temps là-bas, ils apprivoisèrent un peu Colleen. Elle se montra moins timide, allant parfois jusqu'à discuter un peu avec eux. Elle leur vendait de la bière bien qu'ils n'aient pas l'âge. Colleen disait qu'elle ne risquait rien à leur vendre de l'alcool car le père de Luke, son mari, était le chef de la police locale. Luke, justement, était selon les dires de mes cousins un drôle d'oiseau. Il avait un air teigneux et était toujours assez déplaisant. Woody, qui le croisait parfois à la station-service, ne l'aimait pas. Il disait qu'il avait un drôle de sentiment quand il le voyait. Quand Luke était en ville, Colleen se comportait différemment. Quand il était en déplacement, elle était plus heureuse.
J'eus moi aussi l'occasion de me rendre à la station-service lors de mes visites à Madison. Je remarquai aussitôt que Woody plaisait bien à Colleen. Elle avait une façon particulière de le regarder. Elle ne souriait presque jamais, sauf quand elle lui parlait. C'était un sourire maladroit, spontané, qu'elle se forçait à vite réprimer.
Je crus d'abord que Woody éprouvait des sentiments pour Colleen. Mais je réalisai rapidement que ce n'était pas le cas. Mes deux cousins aimaient une seule et même fille : Alexandra.
Alexandra était dans sa quatrième et dernière année d'université. Ensuite elle partirait. Elle était le seul objet de leurs pensées. Je compris rapidement que leur indéfectible amitié ne leur suffisait pas. Leur vie ensemble sur le campus, leurs sorties, les matchs de football ne les satisfaisaient pas pleinement. Ils voulaient plus. Ils voulaient son amour. J'en eus la certitude absolue devant leur réaction quand ils découvrirent qu'elle voyait quelqu'un, profitant d'un week-end où Patrick Neville les invita chez lui pour fouiller sa chambre. Ils m'en parlèrent à Thanksgiving et Hillel me montra ce qu'il avait trouvé dans l'un des tiroirs de son bureau. Une feuille cartonnée sur laquelle était dessiné un coeur en rouge.
— Vous avez fouillé sa chambre ? demandai-je, interloqué.
— Oui, répondit Hillel.
— Vous êtes complètement fous !
Hillel était furieux contre elle.
— Pourquoi ne nous a-t-elle pas dit qu'elle avait un petit copain ?
— Et qui vous dit qu'elle voit quelqu'un ? rétorquai-je. Ce dessin date peut-être d'il y a longtemps.
— Il y a deux brosses à dents dans la salle de bains attenante à sa chambre, me dit Woody.
— Vous êtes même allés dans sa salle de bains ?
— On va pas se gêner. Je pensais qu'elle était notre amie, et les amis se disent tout.
— Tant mieux pour elle si elle a quelqu'un, dis-je.
— Bien sûr, tant mieux.
— J'ai l'impression que ça vous agace…
— On est ses amis, et je pense qu'elle pourrait nous le dire.
L'amitié qui légitimait leur trio cachait des sentiments bien plus profonds, et ce en dépit du pacte que nous avions conclu dans les Hamptons.
Pendant les mois qui suivirent, ils se laissèrent obséder par l'amant d'Alexandra. Ils voulaient à tout prix connaître son identité. Quand ils lui posèrent la question, elle jura être célibataire. Cela les rendit encore plus fous. Ils la suivaient sur le campus pour l'épier. Ils essayaient d'écouter ses conversations téléphoniques en utilisant le vieux capteur de son d'Hillel, ramené pour l'occasion de Baltimore. Ils interrogèrent même Patrick, qui n'en savait rien.
Au mois de mai 2000, nous assistâmes tous à la cérémonie de remise de diplôme d'Alexandra.
Après la partie officielle, profitant d'un moment de confusion, Alexandra s'éclipsa discrètement. Elle ne remarqua pas que Woody la suivait.
Elle se dirigea vers le bâtiment des sciences, où je l'attendais. Quand elle me vit, elle sauta dans mes bras et me donna un long baiser.
Woody apparut à ce moment-là et s'écria, abasourdi :
— Alors c'est toi, Marcus ? C'est toi son mec depuis tout ce temps ?
En ce jour de mai 2000, je fus bien obligé de m'expliquer auprès de Woody et de tout lui raconter.
Il fut la seule personne à être au courant de la relation merveilleuse que je vivais avec Alexandra.
Entre Alexandra et moi, tout avait recommencé durant l'automne qui avait suivi nos dernières vacances dans les Hamptons. J'étais rentré à Montclair un peu dépité de l'avoir revue et d'avoir réalisé combien je l'aimais toujours. Et voilà que quelques semaines plus tard, à la sortie du lycée, je la vis sur le parking, assise sur le capot du coupé qu'elle conduisait. Je ne parvins pas à cacher mon excitation.
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