— T'as un problème ? demanda l'un d'eux.
Il n'en fallut pas plus pour que, malgré les supplications d'Alexandra, Woody se lève et attrape le bras d'un des garçons et le torde d'un geste sec.
— Vous voulez régler ça dehors ? demanda Woody.
Il avait une classe folle lorsqu'il se battait. Une allure de lion.
— Lâche-le, lui ordonna Alexandra en se précipitant sur lui et en le poussant des deux mains.
Woody lâcha le garçon qui gémit de douleur et les trois acolytes déguerpirent sans demander leur reste. Le pianiste avait terminé son dernier morceau et dans les haut-parleurs, résonna le nom du musicien suivant.
« Alexandra Neville. Alexandra est attendue sur scène. » Alexandra se figea et blêmit.
— Lequel de vous trois a été suffisamment imbécile pour faire ça ? demanda-t-elle.
C'était moi.
— Je pensais te faire plaisir, dis-je.
— Me faire plaisir ? Mais Marcus, tu as perdu la tête ?
Je vis ses yeux se remplir de larmes. Elle nous dévisagea chacun notre tour et nous dit :
— Pourquoi a-t-il fallu que vous vous comportiez comme des imbéciles ? Pourquoi a-t-il fallu que vous gâchiez tout ? Toi, Hillel, pourquoi fais-tu le singe savant ? T'es mieux quand tu es toi-même. Et toi, Woody, pourquoi te mêles-tu de ce qui ne te regarde pas ? Tu crois que je ne peux pas me défendre toute seule ? T'avais besoin d'agresser ces types qui ne t'ont rien fait ? Quant à toi, Marcus, il faut vraiment que tu arrêtes avec tes idées de crétin. Pourquoi tu as fait ça ? Pour m'humilier ? Si c'est le cas, tu as réussi.
Elle éclata en sanglots et elle s'enfuit du bar. Je lui courus après et la rattrapai dans la rue. Je la retins par le bras. Je m'emportai :
— J'ai fait ça parce que l'Alexandra que j'ai connue n'aurait pas fui ce bar : elle serait montée sur cette scène et aurait conquis la salle. Tu sais quoi, je suis content de t'avoir revue, parce que je sais que je ne t'aime plus. La fille que j'ai connue me faisait rêver.
Je fis mine de retourner vers le bar.
— J'ai laissé tomber la musique ! s'écria-t-elle dans un torrent de larmes.
— Mais pourquoi ? C'était ta passion.
— Parce que personne ne croit en moi.
— Moi, je crois en toi !
Elle essuya ses yeux d'un revers de la main. Sa voix tremblait.
— C'est ton problème, Marcus : tu rêves. La vie n'est pas un rêve !
— On n'a qu'une vie, Alexandra ! Une seule petite vie de rien du tout ! N'as-tu pas envie de l'employer à réaliser tes rêves au lieu de moisir dans cette université stupide ? Rêve, et rêve en grand ! Seuls survivent les rêves les plus grands. Les autres sont effacés par la pluie et balayés par le vent.
Elle me regarda une dernière fois avec ses grands yeux, perdue, avant de s'enfuir dans la nuit. Je lui criai une dernière fois, de toutes mes forces : « Je sais que je te reverrai sur une scène, Alexandra. Je crois en toi ! » Ce fut l'écho de la nuit qui me répondit. Elle avait disparu.
Je retournai au bar, où il y avait une soudaine agitation. J'entendis des hurlements : une bagarre venait d'éclater. Les trois garçons étaient revenus accompagnés de trois autres amis pour en découdre avec Woody. Je vis mes deux cousins aux prises avec six silhouettes et je me précipitai dans la mêlée. Je hurlai comme un damné : « Le Gang des Goldman ne perd jamais ! Le Gang des Goldman ne perd jamais ! » Nous nous battîmes courageusement.
Woody et moi en assommâmes rapidement quatre. Lui était d'une force redoutable, moi j'étais un bon boxeur. Les deux autres étaient en train de terrasser Hillel et nous leur bondîmes dessus et les boxâmes jusqu'à ce qu'ils s'enfuient, laissant leurs camarades gémissant au sol. Des sirènes retentirent. « Les flics ! Les flics ! » hurla quelqu'un. La police avait été prévenue. Nous nous enfuîmes. Nous courûmes comme des dératés à travers la nuit. Nous traversâmes les ruelles d'East Hampton et nous courûmes encore, jusqu'à être certains d'être à l'abri. Hors d'haleine, pliés en deux pour reprendre notre respiration, nous nous dévisageâmes : ce n'est pas contre des voyous que nous venions de nous battre, mais contre nous-mêmes. Nous savions que les sentiments que nous éprouvions pour Alexandra faisaient de nous des frères ennemis.
« Il nous faut faire un pacte », déclara Hillel.
Nous comprîmes immédiatement, Woody et moi, de quoi il parlait.
Dans le secret de la nuit, nous unîmes nos mains et nous jurâmes, au nom du Gang des Goldman, pour ne jamais devenir rivaux, que nous renoncions chacun à Alexandra.
*
Quinze ans plus tard, le serment du Gang des Goldman résonnait encore en moi. Après de très longues minutes de silence, étendu sous le porche de la maison de mon oncle à Coconut Grove, je finis par reprendre la parole :
— Nous avions fait un pacte, Alexandra. Lors de notre dernier été dans les Hamptons, Woody, Hillel et moi nous étions fait une promesse.
— Marcus, tu commenceras à vivre vraiment quand tu cesseras de remuer le passé.
Il y eut un instant de silence. Puis elle murmura encore :
— Et si c'était un signe, Marcus ? Et si ce n'était pas un hasard que nous nous soyons retrouvés ?
Tout commence comme tout finit et les livres commencent souvent par la fin.
J'ignore si le livre de notre jeunesse se referma au moment où nous terminâmes notre lycée ou juste une année avant, à la fin juillet 1997, au terme de ces vacances d'été dans les Hamptons qui virent l'amitié scellée, les promesses d'éternelle fidélité que nous avions bâties voler en éclats, ne supportant pas les adultes que nous allions devenir.
DEUXIEME PARTIE
Le Livre de la fraternité perdue
(1998–2001)
Si vous êtes allé à l'université de Madison, dans le Connecticut, entre les années 2000 et 2010, vous avez certainement vu le stade de l'équipe de football, qui pendant cette décennie porta le nom de Stade Saul Goldman.
J'ai toujours associé l'université de Madison à la grandeur des Goldman. Aussi, ne compris-je pas pourquoi, à la fin du mois d'août 2011, mon oncle Saul me téléphona chez moi, à New York, pour me demander de lui rendre ce qu'il considérait être un important service : il voulait que j'assiste à la destruction de l'inscription de son nom sur la façade du stade, qui était prévue pour le lendemain. C'était trois mois avant sa mort, six mois avant que je retrouve Alexandra.
À ce moment-là, j'ignorais encore tout de la situation de mon oncle. Depuis quelque temps, il se comportait de façon étrange. Mais j'étais loin de me douter qu'il vivait les derniers mois de sa vie.
— Pourquoi tiens-tu absolument à ce que je voie ça ? lui demandai-je.
— Depuis New York, tu n'en as que pour une heure de route…
— Mais enfin, Oncle Saul, la question n'est pas là. Je ne comprends pas pourquoi tu y accordes tant d'importance ?
— S'il te plaît, fais-le, c'est tout.
Je n'avais jamais rien pu lui refuser et j'acceptai.
Oncle Saul avait tout organisé, si bien que le recteur de l'université m'attendait au garde-à-vous dans le parking du stade lorsque j'arrivai. « C'est un honneur de vous recevoir, Monsieur Goldman, me dit-il. Je ne savais pas que Saul était votre oncle. Ne vous inquiétez pas, nous vous avons attendu, comme votre oncle l'a demandé. »
Il ouvrit la marche de façon solennelle et m'accompagna jusqu'à l'entrée du stade, devant les lettres en acier vissées dans le béton et qui proclamaient sa gloire :
STADE SAUL GOLDMAN
À bord d'une nacelle fixée à un bras articulé, deux employés dévissèrent consciencieusement chaque lettre, qui vint s'écraser au sol dans un fracas métallique.
Читать дальше