Je me rendis régulièrement à Madison pour assister aux matchs de Woody, dans ce qui s'appelait encore le Burger-Shake Stadium, une enceinte de 30 000 places, toujours comble, dans laquelle j'entendais des dizaines de milliers de spectateurs scander le nom de Woody. Je ne pouvais que voir leur connivence : il était évident qu'ils étaient heureux tous les trois et, je peux vous l'avouer ici, j'étais jaloux de ne plus être des leurs. Ils me manquaient. Le Gang des Goldman, c'étaient eux trois désormais et Madison était leur territoire. Mes cousins avaient offert à Alexandra la troisième place du Gang des Goldman, ce troisième siège dont je ne compris que des années plus tard qu'il était non permanent, au sein de ce Gang dont je fus moi-même membre, dont Scott fut membre également et dont Alexandra devenait membre à son tour.
*
Le premier Thanksgiving qui suivit notre entrée à l'université, en novembre 1998, je fus frappé par leur accomplissement. J'avais l'impression qu'en quelques mois, tout avait changé. La joie de les retrouver à Baltimore était intacte, mais cette fierté d'appartenir aux Baltimore qui, enfant, me galvanisait, m'avait cette fois abandonné. Jusque-là, c'était mes parents qui étaient dépassés par Oncle Saul et Tante Anita, mais à présent c'était à mon tour d'être surclassé par mes cousins.
Woody, l'invincible Viking du stade, était en train de devenir le soleil du football, rayonnant de force. Hillel, lui, écrivait pour le journal de l'université et il était très remarqué. L'un de ses professeurs, contributeur régulier au NewYorker, disait qu'il pourrait soumettre l'un de ses textes à ce prestigieux magazine. Je les regardais à la table magnifique de Thanksgiving, dans cette maison luxueuse, j'admirais leur superbe et je pouvais deviner leurs destins : Hillel, le défenseur des grandes causes, deviendrait un avocat encore plus célèbre que son père, qui d'ailleurs attendait son fils de pied ferme pour prendre possession du bureau voisin du sien, d'ores et déjà réservé pour lui. Goldman père et fils, avocats associés. Woody rejoindrait l'équipe de football des Ravens de Baltimore, qui avait été créée deux ans plus tôt et connaissait déjà des résultats exceptionnels grâce à une campagne de recrutement remarquable de jeunes talents. Oncle Saul disait avoir ses entrées dans les hautes sphères — ce qui ne surprit personne —, assurant à Woody d'être mis en lumière. Je les imaginais dans quelques années, devenus voisins à Oak Park, où ils auraient acheté deux magnifiques et imposantes maisons.
Ma mère dut ressentir mon désarroi et au moment de passer au dessert, elle se sentit soudain obligée de me mettre en valeur, déclarant soudain à la cantonade :
— Markie est en train d'écrire un livre !
Je virai au pourpre et suppliai ma mère de se taire.
— Un livre sur quoi ? demanda Oncle Saul.
— Un roman, répondit ma mère.
— Ce n'est qu'un projet, bégayai-je, on verra bien ce que ça donnera.
— Il a déjà écrit quelques nouvelles, poursuivit ma mère. Des textes excellents. Deux sont parues dans le journal de l'université.
— Je voudrais bien les lire, réclama gentiment Tante Anita.
Ma mère promit de les envoyer, et moi je lui fis promettre de se taire. J'eus l'impression que Woody et Hillel ricanaient. Je me trouvai stupide avec mes nouvelles insipides à côté d'eux qui étaient devenus, à mes yeux, des demi-dieux, mi-lions mi-aigles, prêts à s'envoler vers le soleil, tandis que j'étais resté le même petit adolescent impressionnable, à des années-lumière de leur superbe.
Cette année-là, il me sembla que la qualité du repas de Thanksgiving était supérieure aux autres années. Oncle Saul avait rajeuni. Tante Anita avait embelli. Était-ce la réalité, ou étais-je beaucoup trop occupé à tous les admirer pour réaliser que les Baltimore étaient en train de se désintégrer ? Mon oncle, ma tante, mes deux cousins : je les croyais en perpétuelle ascension, ils étaient en pleine chute. Je ne le compris que des années plus tard. Malgré tout ce que j'avais imaginé pour eux, lorsque mes cousins retourneraient à Baltimore après nos années universitaires, ce ne serait pas pour être un ténor du barreau et la vedette des Ravens.
Comment aurais-je pu imaginer ce qui allait leur arriver ?
Depuis mon université du Massachusetts, où je me sentais un peu tenu à l'écart, je découvris avec agacement qu'à Madison, comme ç'avait été le cas à Baltimore avec Scott, la taille du Gang des Goldman, quand il s'agissait des Neville, pouvait être extensible. Après Alexandra, ce fut au tour de Patrick Neville d'obtenir une place privilégiée en leur sein.
Tous les mardis, Patrick venait à l'université pour donner ses cours hebdomadaires. La rumeur voulait que l'on puisse deviner son humeur à son moyen de transport : les jours de bonne humeur, il arrivait au volant d'une Ferrari noire, dans laquelle il traversait la Nouvelle-Angleterre comme une flèche. S'il était contrarié, il roulait à bord d'un 4 x 4 Yukon aux vitres teintées. Il jouissait d'une énorme notoriété et les étudiants se réclamaient de lui.
Ils tissèrent rapidement des liens étroits. À chacun de ses passages à Madison, il ne manquait pas de voir Woody et Hillel.
Les mardis soir, il les emmenait, avec Alexandra, dîner dans un restaurant de la rue principale. Quand il en avait le temps, il assistait aux entraînements des Titans, une casquette aux couleurs de l'équipe vissée sur la tête. Il était présent à tous les matchs à domicile et il lui arrivait même d'assister à des rencontres extérieures, parfois à plusieurs heures de route. Il proposait toujours à Hillel de l'accompagner et ils faisaient le trajet ensemble.
Je crois que Patrick aimait la compagnie de Woody et Hillel parce que chaque fois qu'il était avec eux, il retrouvait un peu Scott.
Il faisait avec eux ce qu'il aurait voulu faire avec son fils. À partir du second semestre à Madison, la saison de football étant terminée, il les invita régulièrement à passer le week-end à New York, chez lui. Ils me racontèrent, émerveillés, le luxe de son appartement : la vue, le jacuzzi sur la terrasse, les télévisions dans chaque pièce. Ils s'y sentirent bientôt chez eux, à contempler ses œuvres d'art, fumer ses cigares et boire son scotch.
Lors des vacances de printemps 1999, il les invita dans les Hamptons. La semaine qui suivit la fin de nos examens universitaires, ils vinrent me rendre visite à Montclair à bord de la Ferrari noire que Patrick leur avait prêtée. Je leur proposai d'aller dîner quelque part, mais leur voiture ne disposant que de deux sièges, j'avais dû me contenter de la vieille Honda Civic de ma mère, tandis qu'ils ouvraient la route avec leur bolide rugissant. Pendant le repas, je réalisai qu'ils avaient légèrement revu leur plan de carrière. New York avait surclassé Baltimore, l'économie l'avait emporté sur le droit.
— C'est dans la finance qu'il faut travailler, me dit Hillel. Si tu voyais la vie que mène Patrick…
— On a déjeuné avec le directeur sportif des Giants, me dit Woody. On a même pu aller visiter leur stade, dans le New Jersey. Il dit qu'il enverra un scout me voir jouer l'année prochaine.
Ils me montrèrent des photos d'eux sur la pelouse du Giants Stadium. Je les imaginais alors quelques années plus tard, au même endroit, célébrant la victoire des Giants au Superbowl, Woody, le quarterback vedette, et son quasi-frère, Hillel, le nouveau Golden boy que Wall Street s'arracherait.
Il se passa un événement au début de leur deuxième année universitaire. Un soir qu'il rentrait en voiture vers le campus par la route 5, Woody, environ cinq miles après avoir passé le pont Lebanon, manqua de renverser une jeune femme qui marchait sur le bord de la route. Il faisait nuit noire. Il s'arrêta immédiatement et se précipita hors de l'habitacle.
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