— Alexandra, mais qu'est-ce que tu fais là ?
Elle fit sa moue boudeuse.
— J'avais envie de te revoir…
— Je croyais que tu ne sortais pas avec des petits jeunes.
— Monte, crétin.
— Et où allons-nous ?
— Je ne le sais pas encore.
Où nous allâmes ? Sur la route de la vie. À partir de ce jour où je m'assis sur le siège passager de sa voiture, nous ne nous quittâmes plus et nous nous aimâmes passionnément. Nous nous téléphonions sans cesse, nous nous écrivions, elle m'envoyait des colis. Elle venait à Montclair le week-end, j'allais parfois, moi, la retrouver à New York ou à Madison, empruntant la vieille voiture de ma mère, le son de l'autoradio monté au maximum. Nous avions la bénédiction de mes parents et de Patrick Neville, qui promirent de n'en parler à personne. Car il nous semblait qu'il valait mieux que mes cousins ne sachent rien de ce qui se passait entre nous. C'est ainsi que je brisai le serment du Gang des Goldman de ne jamais conquérir Alexandra.
L'année suivante, quand j'entrai à la faculté de lettres de l'université de Burrows, nous n'étions qu'à une heure de route. Mon camarade de chambre, Jared, me laissait la pièce libre les week-ends où elle me rejoignait. Et je fis à mes cousins ce que je ne leur avais jamais fait : je leur mentis. Je mentais pour aller retrouver Alexandra. Je disais que j'étais à Boston, ou à Montclair, mais j'étais à New York avec elle. Et quand ils étaient à New York, chez Patrick Neville, j'étais lové dans ses draps à Madison.
Il arrivait malgré tout que je les jalouse de les savoir tous ensemble à l'université, que j'envie la complicité unique qu'elle entretenait avec Hillel et Woody. Un jour, elle avait fini par me dire : « Tu es jaloux de tes cousins, Marcus ? Tu es complètement fou ! Vous êtes tous les trois complètement fous, en fait. » Elle avait raison. Moi qui n'étais pas de caractère possessif, moi qui ne craignais pas les rivaux, je redoutais les membres du Gang des Goldman. Elle avait eu ensuite cette sortie anodine, mais qui avait été pour moi comme un coup de poignard en plein cœur : « Tu as gagné, Markie. Tu as gagné, tu m'as, moi. Qu'est-ce que tu veux de plus ? Tu vas quand même pas me faire une scène parce que je mange un hamburger avec tes cousins ? »
Je fus celui qui la remit sur le chemin de la musique. C'est moi qui l'encourageai à poursuivre son rêve. C'est moi qui la fis retourner jouer dans les bars de New York, qui la poussai à continuer à composer dans sa chambre du campus de Madison. Ses études terminées, elle était décidée à prendre son destin en main et elle s'apprêtait à signer avec un producteur new-yorkais pour lancer sa carrière.
Après que je lui eus tout avoué, Woody me promit de ne rien dire à Hillel.
Il ne me jugea pas. Il me dit simplement : « Tu as de la chance de l'avoir, Markie », et me gratifia d'une tape amicale sur l'épaule.
L'entrée dans notre troisième année universitaire, à l'automne 2000, le poussa à se consacrer au football et à Colleen, dont il se rapprocha beaucoup. Nous avions vingt ans.
Je crois qu'il avait beaucoup de chagrin à cause d'Alexandra. Mais il n'en parla jamais à Hillel et soigna sa peine à travers le sport. Il s'entraînait sans cesse. Il lui arrivait d'aller courir deux fois par jour, comme il le faisait à l'époque de l'école spéciale. Il devint le joueur vedette des Titans. L'équipe enchaînait les victoires, et lui les performances. Il fit la une de l'édition d'automne du magazine universitaire.
Il passait voir Colleen à la station-service tous les jours. Je crois qu'il avait besoin que quelqu'un s'occupe de lui. Quand il lui apporta le magazine de l'université, elle lui dit qu'elle était fière de lui. Mais le surlendemain, il la trouva avec des marques au cou. Son sang ne fit qu'un tour.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda-t-il.
— Va-t'en, Woody.
— Colleen, est-ce que c'est Luke qui t'a fait ça ? Est-ce que ton mari te tape ?
Elle le supplia de s'en aller et il obéit. Trois jours durant, lorsqu'il arrivait à la station-service elle lui faisait un signe discret pour lui signifier de partir. Le quatrième jour, elle l'attendait dehors. Il sortit de voiture et s'approcha d'elle. Elle ne prononça pas un mot, lui attrapa la main et l'emmena dans la réserve. Là, elle se jeta contre lui et le serra aussi fort qu'elle put. Puis elle chercha ses lèvres et l'embrassa.
— Colleen… Tu dois me dire ce qui se passe, murmura Woody.
— Luke… Il a trouvé le magazine de l'université dans un tiroir du comptoir. Ça l'a rendu fou.
— Il t'a cognée ?
— Ce n'est pas la première fois.
— Le fils de pute… Où est-il ?
Elle sentit que Woody était prêt à en découdre.
— Il est parti ce matin pour le Maine. Il reviendra que demain soir. Mais ne fais rien, Woody. Je t'en supplie. Tu ne ferais qu'aggraver la situation.
— Alors quoi, je dois rester les bras croisés pendant que tu te fais cogner ?
— Nous trouverons une solution…
— Et en attendant ?
— En attendant, aime-moi, lui murmura-t-elle. Aime-moi comme je n'ai jamais été aimée.
Il l'embrassa encore, puis il la prit, tendrement, dans la réserve. Il se sentit bien avec elle.
Leur relation sentimentale se noua au fil des absences de Luke. La moitié de la semaine, quand il était à Madison, elle était à lui. Depuis que Luke avait trouvé le magazine, il se méfiait. Il la surveillait sans cesse, la contrôlait davantage. Woody ne devait pas approcher. Il la guettait de loin, tant à la station-essence qu'à leur domicile.
Puis Luke partait avec son camion. Et c'était la libération pour Colleen. Son travail à la station-essence terminé, elle sortait par l'arrière de son jardin, retrouvait Woody dans une rue adjacente, et ils partaient ensemble. Il l'emmenait sur le campus, elle ne verrait personne qu'elle connaissait là-bas.
Elle s'y sentait à l'abri.
Un soir, dans le lit de la chambre qu'Hillel leur avait laissée, alors qu'elle se tenait contre lui après avoir fait l'amour, il remarqua les marques sur son dos nu.
— Pourquoi ne portes-tu pas plainte ? Il va finir par te tuer.
— Son père est le chef de la police de Madison et son frère est son adjoint, lui rappela Colleen. Il n'y a rien à faire.
— J'imagine que Luke était trop con pour devenir flic…
— Il aurait voulu. Mais il a un casier judiciaire pour violence.
— Pourquoi n'irait-on pas porter plainte ailleurs ? proposa Woody.
— Parce que c'est la juridiction de Madison. Et que, de toute façon, je ne veux pas.
— Je ne sais pas si je peux faire ça, te regarder être maltraitée.
— Finis tes études, Woody. Ensuite emmène-moi loin, avec toi.
Mais ils ne purent pas continuer ainsi très longtemps. Luke, méfiant, se mit à contrôler sa présence à la maison. Colleen devait l'appeler au moment de quitter la station-service, puis rappeler depuis chez eux. Ensuite, il rappelait, à l'improviste, pour être certain qu'elle était là. Elle n'avait pas intérêt à rater un appel. Elle paya cher le soir où elle se rendit chez la voisine, à qui elle était allée prêter main forte après une fuite d'eau dans sa cuisine.
Quand Luke partait et que Woody pouvait retrouver Colleen, il avait l'impression qu'une tornade lui était passée dessus. Mais ces moments se faisaient de plus en plus rares.
Le frère commença à passer régulièrement à la station-service, pour voir qui s'y trouvait. Puis il se mit à la chercher à la fin du travail pour l'escorter chez elle. « Je veux juste être sûr que tu rentres en sécurité chez toi, lui dit-il. On ne sait pas trop qui traîne dans les rues de nos jours. »
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