Yves Meynard - Le Livre des Chevaliers
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Le Livre des Chevaliers
Yves Meynard
For Nathalie, who liked the idea of Adelrune going to knight school
1. Le Livre
La plus ancienne chose dont Adelrune se souvienne était sa découverte du Livre des Chevaliers, dissimulé dans le grenier de la maison de briques à quatre étages où vivaient ses parents adoptifs.
Il était pourtant, à bien y penser, presque impensable de trouver un livre quelconque dans cette maison austère et sans joie – mis à part la Règle et ses douze volumes de Commentaires qui garnissaient une des étagères de chêne du salon. Combien de fois n’avait-il pas entendu Père répéter, d’un ton plein de suffisance, les paroles du Didacteur Mornude : « Toute la sagesse du monde se retrouve dans la Règle et ses Commentaires. Tout autre texte n’est que du parchemin gaspillé. »
Mais il avait bel et bien trouvé le livre dans la maison de ses parents adoptifs : au fond du grenier, non seulement coincé entre un énorme coffre vide et le mur arrière de la maison mais aussi camouflé par des toiles d’araignées coagulées, chargées de décennies de poussière. Il avait extrait le livre de sa cachette, l’avait posé sur ses genoux, en avait essuyé la couverture et vu les lettres dorées revenir à la vie. Une vie qui n’était que partielle, puisqu’il ne savait pas encore lire et ne pouvait donc saisir leur sens.
Il était encore à un âge où les miracles ne se distinguent pas des événements ordinaires ; la découverte ne fit naître en lui nulle crainte, nul émerveillement. Il l’accepta avec la terrible sérénité de la jeunesse et brisa ainsi le dessin de sa vie telle qu’elle avait été conçue à l’origine. Si le livre n’avait contenu que du texte, tout serait rentré dans l’ordre ; Adelrune, ayant déjà à l’âge de cinq ans appris à se montrer méthodique, se serait rapidement lassé de ces signes qui ne voulaient rien dire et aurait rangé le livre soigneusement à sa place, pour ensuite l’oublier complètement.
Mais il y avait des images. Adelrune avait déjà vu des illustrations, de grands tableaux aux couleurs vives, peints sur les murs de la plus petite des Maisons Canoniales, là où les enfants étaient emmenés pour commencer leur apprentissage de la Règle tandis que leurs parents allaient au Temple. Sur un mur, on avait peint des images qui illustraient les Préceptes de la Règle ainsi que les récompenses qui en découlaient ; sur l’autre, des portraits d’hommes célèbres dont les vies exemplaires étaient reconnues pour incarner optimalement la Règle. On avait encouragé Adelrune à examiner ces peintures tant qu’il le voulait ; mais elles ne l’avaient guère intéressé.
Les illustrations du livre étaient des gravures dont l’encre avait pâli, et elles étaient bien plus petites ; pourtant, pour Adelrune, elles étaient source d’une inépuisable fascination. En les regardant, il n’avait éprouvé au début qu’une intense curiosité : l’idée lui était venue qu’il se devait de comprendre ce que les images voulaient dire. Et à la suite de cette pensée en était venue une autre, une bien étrange réflexion de sa part : il devait garder sa découverte secrète. Il ne devait en parler ni à Père ni à Mère. Il pressentait déjà leur désapprobation.
Ils lui répétaient sans cesse, mais pas toujours en mots, qu’il devait se montrer reconnaissant. La gratitude devait être son sentiment dominant, car rien ne lui avait jamais été dû. Il n’était pas un garçon comme les autres : il était un enfant trouvé, abandonné à sa naissance par des parents indignes. Père et Mère l’avaient recueilli, logé, nourri. C’était une preuve de leur grande dévotion à la Règle – ils sous-entendaient presque « de leur sainteté » – qu’ils s’en soient donné la peine et qu’ils continuent à faire tant de sacrifices pour lui.
Et Adelrune leur en était bel et bien reconnaissant. Consciencieusement, il prenait soin de le dire en mots au moins une fois par jour. Souvent, Mère trouvait des façons plus concrètes pour lui d’exprimer sa gratitude ; elle le chargeait de lui rapporter de petits objets, d’épousseter les étagères les plus basses, de laver le plancher de la cuisine. Tout cela faisait partie de la vie d’un garçon bien élevé : l’obéissance à ses parents était un aspect de l’obéissance à la Règle.
Un pan de l’esprit d’Adelrune, tout aussi poussiéreux et silencieux que le grenier, savait que la lecture du livre ne serait jamais perçue comme de l’obéissance ou de la gratitude. On ne la lui avait pas interdite, certes, mais il semblait peu probable que l’un ou l’autre de ses parents soit au courant de l’existence du livre. On l’avait soigneusement élevé ; il ne pourrait pas désobéir à une interdiction directe. Mais tant que ses parents ne savaient rien du livre, il pouvait le regarder et feindre de n’avoir rien à se reprocher.
Et ce fut donc en secret qu’il revint au Livre des Chevaliers, encore et encore, jour après jour. Ce furent les images qui lui donnèrent accès au livre, durant toute la première année, avant qu’il n’apprenne à lire.
Il y avait vingt-deux illustrations, dispersées parmi bien plus de pages qu’Adelrune ne pouvait espérer compter. Le sujet de chacune était un homme – jamais le même, encore que certains se ressemblaient comme des frères. D’habitude, l’homme portait une armure, mais quelquefois il n’avait que des vêtements ordinaires, et dans une des images il était presque nu – ce qui était certainement un manquement à la Règle, mais peut-être ses vêtements lui avaient-ils été dérobés par la foule d’hommes à têtes d’oiseau qui l’entouraient, leurs yeux mauvais et leurs becs ouverts comme pour lui lancer des imprécations.
Adelrune en vint bientôt à connaître chaque image par cœur, à reconnaître le caractère propre de chacune. Certaines des images étaient sereines, presque gaies ; elles prenaient plaisir à être regardées. Comme la gravure qui représentait un homme moustachu portant une armure baroque, couché sur un lit de mousse. Une cohorte de petites filles lui apportaient des raisins à manger. Elles avaient des yeux énormes et de petites cornes émergeaient de leurs cheveux.
D’autres images étaient plus réservées ; le garçon avait bien vite envie de tourner ces pages. Sur l’une d’elles, un homme se tenait dans une cour intérieure, tenant une épée ensanglantée de la main gauche, les yeux fixés au sol. Des cadavres jonchaient le sol autour de lui, apparemment tués de sa main. Tous étaient dépourvus d’armes comme d’armures. Des nuages étaient visibles, s’amoncelant par-dessus le rebord du mur d’enceinte. Le soleil se couchait, et l’ombre des murs noyait la moitié de la cour. À la frontière d’une zone d’ombre, on pouvait discerner une main – était-ce quelqu’un qui se cachait de l’homme à l’épée ?
Adelrune en vint à nommer cinq des images les Gravures Colériques ; celles-là forçaient le garçon à les examiner, elles essayaient presque de l’empêcher de jamais arracher d’elles son regard. Ce qu’elles montraient lui inspirait une répugnance à même toucher cet endroit de la page. La pire de toutes était un paysage d’hiver. On y voyait un homme dont la chevelure était une crinière emmêlée, les joues mangées de barbe, sanglé à un assemblage de métal et de bois débordant de pointes, de lames à dents de scie et d’épines barbelées. Adelrune avait d’abord cru que c’était un genre de chevalet de torture, et il s’était senti dégoûté. Mais ensuite il avait compris que la charpente était une sorte d’armure, qu’elle bougeait avec l’homme, qu’elle faisait de lui un géant de dix pieds dont la totalité de la surface était mortelle. L’énorme couperet à deux tranchants à l’extrémité d’un des bras n’était pas fixé à un pivot dans le but d’étriper l’homme ; c’était une arme qui détruirait ses ennemis. Ce que le garçon avait cru être des congères tout autour de l’homme lui apparaissait maintenant comme les anneaux d’une bête serpentine colossale. Et cette rangée de glaçons trop parfaits qui surplombaient la scène à l’avant-plan : ne s’agissait-il pas plutôt des dents translucides du monstre ? Ce qui voulait dire que le point de vue de l’illustration se situait à l’intérieur de sa bouche.
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