Nous prîmes nos aises au Paradis. Non contents de nous y prélasser toute la journée, nous y passâmes bientôt nos soirées. Mais je me rendis vite compte que la présence d'Alexandra au sein du Gang des Goldman nuisait à la complicité que nous entretenions, Woody, Hillel et moi. J'avais beaucoup de peine à garder mes distances avec elle : je devais composer avec Woody et Hillel, dont les hormones étaient en ébullition et qui la dévoraient du regard. J'étais beaucoup trop jaloux pour les laisser seuls avec elle. Dans la piscine, je les épiais. Je les regardais la faire rire, je regardais Woody l'attraper de ses bras musculeux et la jeter dans l'eau, je regardais ses yeux à elle et j'essayais de déceler s'ils brillaient plus lorsqu'elle les posait sur l'un de mes cousins.
Chaque jour qui passait, je devenais un peu plus jaloux. J'étais jaloux d'Hillel, de son charisme, de son savoir, de son aisance. Je voyais bien comment elle le regardait, je voyais bien comment elle le frôlait et ça me rendait fou.
Ce fut la première fois que Woody m'agaça : lui que j'avais toujours tant aimé, il m'arrivait de le haïr lorsque, en sueur, il enlevait son t-shirt, et dévoilait un corps sculpté qu'elle ne pouvait s'empêcher de regarder et même parfois de complimenter. Je voyais bien comment elle le regardait, je voyais bien comment elle le frôlait et ça me rendait fou.
Je me mis à les surveiller. Si l'un d'eux disparaissait pour chercher un outil manquant, je devenais aussitôt méfiant. J'imaginais des rendez-vous secrets et des embrassades interminables. Le soir, de retour à la maison des Goldman où nous dînions sur leur terrasse, Oncle Saul nous disait :
— Est-ce que ça va, les enfants ? Vous êtes bien silencieux.
— Ça va, répondait l'un de nous.
— Est-ce que tout va bien chez les Neville ? Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir ?
— Tout va bien, on est juste fatigués.
Ce que percevait Oncle Saul était une tension non dissimulable entre les membres du Gang. Pour la première fois de notre vie ensemble, nous voulions tous les trois quelque chose que nous ne pouvions pas partager.
Pendant ce mois d'avril 2012, à mesure que je mettais de l'ordre dans les affaires d'Oncle Saul, les souvenirs du Gang des Goldman dansaient dans ma tête. Le climat était particulièrement étouffant. Une chaleur inhabituelle s'abattait sur la Floride et les orages se succédaient.
Ce fut pendant une averse diluvienne que je me décidai finalement à rappeler Alexandra. J'étais assis sous l'avant-toit, à l'abri de la pluie battante. Je sortis sa lettre qui ne quittait pas la poche arrière de mon pantalon et composai lentement le numéro.
Elle décrocha à la troisième sonnerie.
— Allô ?
— C'est Marcus.
Il y eut une seconde de silence. Je ne savais pas si elle était gênée ou contente de m'entendre, et je faillis raccrocher. Mais elle finit par dire :
— Markie, je suis vraiment heureuse que tu m'appelles.
— Je suis désolé pour les photos et pour tout ce merdier. Tu es toujours à Los Angeles ?
— Oui. Et toi ? Tu es rentré à New York ? J'entends du bruit derrière toi.
— Je suis toujours en Floride. C'est la pluie que tu entends. Je suis dans la maison de mon oncle. Je mets de l'ordre.
— Qu'est-il arrivé à ton oncle, Marcus ?
— La même chose qu'à tous les Baltimore.
Il y eut un silence un peu gêné.
— Je ne peux pas rester longtemps en ligne. Kevin est là. Il ne veut plus que nous nous parlions.
— Nous n'avons rien fait de mal.
— Oui et non, Markie.
J'aimais quand elle m'appelait Markie. Cela signifiait que tout n'était pas perdu. Et c'est justement parce que tout n'était pas perdu que c'était mal. Elle me dit :
— J'ai réussi à tirer un trait sur nous. J'ai retrouvé une stabilité. Et voilà que tout est confus, de nouveau. Ne me fais pas ça, Markie. Ne me fais pas ça si tu ne crois pas en nous.
— Je n'ai jamais cessé de croire en nous.
Elle ne dit rien.
La pluie redoubla. Nous restâmes en ligne, sans parler. Je m'allongeai sur la banquette extérieure de la maison : je me revis, adolescent, avec le téléphone à fil, allongé sur mon lit à Montclair, elle étendue sur le sien à New York, entamant une conversation qui allait probablement durer quelques heures.
*
Hamptons.
New York. 1997.
Cet été-là, la présence de Patrick Neville eut une influence certaine sur le choix de notre université. Il nous parla à plusieurs reprises de celle de Madison, où il enseignait.
— Pour moi, c'est une des meilleures universités pour les perspectives qu'elle offre à ses étudiants. Peu importent vos choix de carrière.
Hillel indiqua qu'il voulait faire du droit.
— Madison n'a pas de faculté de droit, expliqua Patrick, mais elle a un excellent cursus préparatoire. D'ailleurs, tu as le temps de changer d'avis en cours de route. Après tes quatre premières années d'université, tu auras peut-être découvert une autre vocation… Demandez à Alexandra, elle vous dira qu'elle est enchantée là-bas. Et puis, ce serait sympa que vous soyez tous réunis.
Woody voulait pouvoir jouer au football au niveau universitaire. A nouveau Patrick jugea que Madison serait un bon choix.
— Les Titans de Madison sont une excellente équipe. Plusieurs joueurs de l'actuel championnat de NFL y ont été formés.
— Vraiment ?
— Vraiment. L'université a un bon programme de sport-étude.
Patrick nous expliqua être lui-même un fanatique de football et y avoir joué à l'université. L'un de ses anciens camarades, avec qui il avait gardé contact, était l'un des directeurs sportifs des Giants de New York.
— On adore tous les trois les Giants, lui dit Woody. Vous allez voir des matchs ?
— Oui, aussi souvent que je le peux. J'ai même eu l'occasion de visiter les vestiaires. Nous n'en revenions pas.
— Vous avez rencontré les joueurs ? demanda Hillel.
— Je connais bien Danny Kanell, nous assura-t-il.
— Je ne vous crois pas, le défia Woody.
Patrick s'absenta un instant et revint avec deux cadres dans lesquels il y avait des photos de lui et des joueurs des Giants sur la pelouse de leur stade à East Rutherford, dans le New Jersey.
Ce soir-là, à la table des Baltimore, Woody raconta à Oncle Saul et Tante Anita notre discussion avec Patrick Neville au sujet du football universitaire. Il espérait que Patrick pourrait l'aider à décrocher une bourse.
Woody voulait pouvoir rejoindre une équipe universitaire non pas tellement pour financer ses études, mais surtout parce que c'était la porte d'entrée vers la NFL. Il s'entraînait sans relâche pour cela. Il se levait le matin avant nous et partait pour de longues courses. Je l'accompagnais parfois. Il était beaucoup plus lourd que moi, pourtant il courait plus vite et plus longtemps. Je l'admirais faire des exercices de pompes et de tractions pendant lesquels il soulevait le poids de son propre corps comme s'il ne pesait rien. Il m'avait confié quelques matins plus tôt, alors que nous trottions le long de l'océan, que le football était ce qu'il y avait de plus important pour lui.
— Avant le football, je n'étais rien. Je n'existais pas. Depuis que je joue, les gens me connaissent, me respectent…
— Ce n'est pas vrai que tu n'existais pas avant le football, lui avais-je dit.
— L'amour des Baltimore, ils me l'ont donné. Ou prêté, si tu veux. Ils peuvent me le reprendre. Je ne suis pas leur fils. Je ne suis qu'un gamin qui leur a fait pitié. Qui sait, un jour ils me tourneront peut-être le dos.
— Comment peux-tu penser des choses pareilles ! T'es comme un fils pour eux.
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