— Pourquoi ?
— Woody… Je…
D'un bond, Woody se leva et attrapa Hillel par le col de sa veste. Il le plaqua brutalement contre le mur.
— Pourquoi ? répéta-t-il en hurlant.
Hillel le fixa dans les yeux et le défia.
— Frappe-moi, Woody. C'est tout ce que tu sais faire, de toute façon…
Woody brandit son poing et le tint en l'air un long instant, les dents serrées, le corps tremblant. Il poussa un cri de colère et s'enfuit. Il courut jusqu'au parking et monta dans de la voiture de Colleen. Il démarra en trombe. Il avait besoin de se confier à quelqu'un de confiance et la seule personne à qui il pensa était Patrick Neville. Il roula en direction de Manhattan. Il essaya de le joindre, mais son téléphone était éteint.
Il était vingt-trois heures lorsqu'il arriva devant l'immeuble de Patrick Neville, gara la voiture sur le trottoir opposé, traversa la rue sans même faire attention et s'engouffra dans l'immeuble. Le portier de nuit l'arrêta.
— Je dois monter chez Patrick Neville, c'est urgent.
— Est-ce que Monsieur Neville vous attend ?
— Appelez-le ! Appelez, bon Dieu !
Le portier téléphona chez Patrick Neville.
— Bonsoir, Monsieur, pardonnez-moi de vous déranger, il y a un Monsieur…
— Woody, dit Woody.
— … Monsieur Woody… Très bien.
Le portier raccrocha et fit signe à Woody qu'il pouvait accéder à l'ascenseur. Arrivé au 23 eétage, il se précipita vers la porte des Neville. Patrick, qui l'avait vu arriver à travers le judas, lui ouvrit avant qu'il n'ait à sonner.
— Woody, que se passe-t-il ?
— Il faut que je te parle.
Il vit une hésitation dans le regard de Patrick.
— Peut-être que je te dérange…
— Non, pas du tout, répondit Patrick.
Woody semblait bouleversé, il ne pouvait pas le laisser ainsi. Il le fit entrer et l'emmena au salon. En passant, Woody remarqua une table dressée pour la Saint-Valentin, avec des chandelles, un grand bouquet de roses, du champagne dans un seau et deux verres remplis qui n'avaient pas été touchés.
— Patrick, je suis désolé, je ne savais pas que tu avais de la visite. Je vais te laisser.
— Pas avant que tu m'aies dit ce qui se passe. Assieds-toi.
— Mais je t'ai interrompu dans…
— Ne t'inquiète pas, l'arrêta Patrick. Tu as bien fait de venir. Je vais te chercher quelque chose à boire et après tu vas tout me raconter.
— Je veux bien un café.
Patrick s'éclipsa dans la cuisine, laissa Woody seul dans le salon. Comme il regardait autour de lui, il vit soudain une veste de femme et un sac posés sur un fauteuil. La petite copine de Patrick, songea Woody. Elle devait être allée se cacher dans une chambre. Il ne savait pas que Patrick fréquentait quelqu'un. Mais soudain, il lui sembla reconnaître cette veste. Troublé, il se leva et s'en approcha. Il vit un porte-monnaie dans le sac, s'en saisit et l'ouvrit. Il prit une carte de crédit au hasard et il se sentit pris d'une envie de vomir. Ce n'était pas possible. Pas elle. Il voulut en avoir le cœur net et se précipita vers les chambres. Patrick sortit de la cuisine à cet instant. « Woody, où vas-tu ? Attends ! » Il posa son plateau chargé de deux tasses de café et courut après lui. Mais Woody avait déjà pénétré dans le couloir et poussait les portes des pièces à la hâte. Il la trouva finalement dans la chambre de Patrick : Tante Anita.
— Woody ? s'écria Tante Anita.
Il resta muet, terrifié. Patrick arriva à lui.
— Ce n'est pas ce que tu crois, lui dit-il. Nous allons tout t'expliquer.
Woody le poussa en arrière pour l'écarter du passage et s'enfuit. Tante Anita lui courut après.
« Woody ! s'écria-t-elle. Woody ! Je t'en supplie, arrête-toi ! »
Pour ne pas avoir à attendre l'ascenseur, il descendit par les escaliers. Elle prit l'ascenseur. Le temps qu'il arrive au rez-de-chaussée, elle l'attendait déjà. Elle l'enveloppa de ses bras.
« Woody, mon ange, attends ! »
Il se défit de son étreinte.
« Laisse-moi ! T'es qu'une salope ! »
Il s'enfuit et hurla :
« Je vais le dire à Saul ! »
Elle courut derrière lui.
« Woody, je t'en supplie ! »
Il franchit la porte de l'immeuble, bondit sur le trottoir et traversa la rue sans même regarder, pour regagner sa voiture. Il voulait s'enfuir loin. Tante Anita s'élança derrière lui sans voir la camionnette qui arrivait à toute vitesse et qui la percuta de plein fouet.
TROISIEME PARTIE
Le Livre des Goldman
(1960–1989)
Je passai tout le mois d'avril 2012 à mettre de l'ordre dans la maison de mon oncle. Je n'avais d'abord fait que classer quelques documents, au hasard, avant de me lancer dans une méticuleuse entreprise de rangement.
Tous les matins, je quittais mon paradis de Boca Raton pour traverser la jungle de Miami avant de retrouver les rues tranquilles de Coconut Grove. Chaque fois que j'arrivais devant la maison, j'avais l'impression qu'il était là, qu'il m'attendait sur la terrasse comme il l'avait fait pendant si longtemps. J'étais rapidement rattrapé par la réalité de la porte fermée à clé qu'il fallait déverrouiller et de la maison qui, malgré le passage régulier de la femme de ménage, sentait le renfermé.
Je commençai par le plus facile : ses vêtements, le linge de bain, les ustensiles de cuisine, que je mis dans des cartons et donnai à des œuvres de charité.
Puis il y eut le mobilier, ce qui fut plus compliqué : que ce soit un fauteuil, un vase ou une commode, je réalisai que tout me rappelait quelque chose de lui. Il n'avait gardé aucun souvenir d'Oak Park, mais je m'étais recréé mes propres souvenirs de ces cinq années pendant lesquelles j'avais passé tant de temps avec lui, dans cette maison.
Puis, il y eut les photos et les objets personnels. Je retrouvai dans des armoires des cartons entiers de photographies de sa famille. Je me plongeai dans ces photos comme dans la piscine du temps, retrouvant avec un certain bonheur ces Goldman-de-Baltimore qui n'existaient plus. Mais plus je les retrouvais, plus des questions me parcouraient l'esprit.
De temps en temps, je m'interrompais et je téléphonais à Alexandra. Il était rare qu'elle réponde. Quand elle le faisait, nous restions silencieux. Elle décrochait et je lui disais simplement :
— Salut, Alexandra.
— Salut, Markie.
Ensuite, plus rien. Je crois que nous avions tant à nous dire que nous ne savions même pas par où commencer. Pendant sept longues années, nous nous étions parlé tous les jours, sans exception. Combien de soirées avions-nous passé à nous parler ! Combien de fois, quand je l'emmenais dîner dehors, avions-nous été les derniers à table, à nous parler encore, pendant que les serveurs balayaient la salle et s'apprêtaient à fermer ! Après nous être manqués pendant si longtemps, par où devions-nous commencer pour nous raconter nos histoires ? Par le silence. Ce silence puissant, presque magique. Le silence qui avait pansé les blessures de la mort de Scott. À Coconut Grove, je m'asseyais sur la terrasse, ou sous l'avant-toit, et j'imaginais Alexandra dans son salon de Beverly Hills, face à d'immenses baies vitrées qui donnaient sur Los Angeles.
Un jour, je finis par briser le silence.
— Je voudrais être avec toi, lui dis-je.
— Pourquoi ?
— Parce que j'aime beaucoup ton chien.
Je l'entendis éclater de rire.
— Imbécile.
Je sais qu'en prononçant ce mot, elle sourit. Comme elle l'avait fait pendant si longtemps chaque fois que je faisais l'idiot avec elle.
— Comment va Duke ? demandai-je.
— Il va bien.
— Il me manque.
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