Douze ans plus tard, au téléphone avec moi, Alexandra me dit encore :
— Ces quelques épisodes, du moins pendant les années passées à leurs côtés à Madison, restaient au fond sans conséquence. Leurs liens uniques finissaient toujours par prendre le dessus. Il s'est passé autre chose ensuite, mais je ne sais pas quoi. Je crois que c'est lié à la mort de ton grand-père…
— Que veux-tu dire ?
— Hillel a découvert quelque chose à propos de Woody qui l'a terriblement blessé. Je ne sais pas quoi. Je me souviens simplement que pendant l'été qui a suivi la mort de ton grand-père, vous êtes allés en Floride pour aider votre grand-mère et qu'à son retour il m'a téléphoné. Il disait qu'il avait été trahi. Il n'a jamais voulu me préciser à quoi il faisait allusion.
*
En rentrant à Boca Raton, après mes journées passées à vider lentement les souvenirs qui encombraient la maison de Coconut Grove, je retrouvais Leo qui se plaignait de ne plus me voir.
Un soir où il débarqua avec des bières et son échiquier sur ma terrasse, il me dit :
— C'est de mieux en mieux, votre histoire. Vous venez ici soi-disant pour écrire un livre, mais à part retrouver une vieille copine, voler un chien et faire le ménage dans la maison de votre oncle mort, je ne vous vois pas avancer beaucoup.
— Détrompez-vous, Leo.
— Quand vous vous mettrez vraiment à écrire, dites-le-moi. J'adorerais vous voir « travailler ».
Il remarqua sur la table devant moi des albums de photos. J'avais ramené les vieux albums de ma grand-mère, dont les Baltimore avaient été exclus et j'y avais rajouté des photos retrouvées chez Oncle Saul.
— Qu'est-ce que vous fabriquez, Marcus ? me demanda Leo intrigué.
— Je répare, Leo. Je répare.
Floride.
Janvier 2011. Sept ans après le Drame.
Grand-mère invitait régulièrement Oncle Saul à dîner. Quand j'étais en visite chez lui, je me joignais à eux.
Ce soir-là, elle avait réservé dans un restaurant de poisson au nord de Miami et elle avait laissé un message sur le répondeur d'Oncle Saul pour donner ses consignes vestimentaires. « Nous allons dans un restaurant chic, Saul, fais un effort, s'il te plaît. » Avant de partir, Oncle Saul, qui avait mis son blazer — le seul qu'il possédait —, me demanda :
— De quoi ai-je l'air ?
— Tu es parfait.
Ce ne fut pas l'avis de Grand-mère. Nous arrivâmes à l'heure, mais comme elle était en avance elle considéra que nous étions en retard.
— De toute façon, Saul, tu es systématiquement en retard. Note que là, comme Markie était avec toi, je me suis dit que vous étiez sans doute pris dans les bouchons.
— Désolé, Maman.
— Et puis regarde-toi, tu aurais au moins pu mettre une veste et une chemise qui vont ensemble.
— Markie a dit que ça allait.
— C'est vrai, dis-je.
Elle haussa les épaules.
— Si Markie pense que ça va, alors ça va. C'est lui la vedette. Quand même, Saul, tu pourrais faire un peu attention à toi. Avant, tu étais toujours tellement élégant.
— C'était avant.
— Ah, j'ai eu les Montclair au téléphone tout à l'heure. Nathan aimerait nous recevoir cet été. Je pense que ça te changerait les idées. Il dit qu'il s'occupera des billets d'avion.
— Non, Maman. Je n'ai pas envie. Je te l'ai déjà dit.
— Tu es toujours en train de dire non. Une vraie tête de mule. Nathan est doux comme moi, toi tu as toujours voulu n'en faire qu'à ta tête. Comme ton père ! C'est pour ça que vous avez eu tant de mal à vous entendre.
— Ça n'a rien à voir, protesta Oncle Saul.
— Ça a tout à fait à voir. Si vous aviez été moins bornés tous les deux, les choses auraient été différentes.
Ils se disputèrent brièvement. Puis nous commandâmes nos plats et nous mangeâmes en quasi-silence. Quand le repas toucha à sa fin, Grand-mère quitta la table, prétextant devoir « aller au petit coin », pour aller payer l'addition sans embarrasser son fils. Au moment de partir, en embrassant Oncle Saul, elle glissa un billet de 50 dollars dans sa poche. Elle sauta dans un taxi, le voiturier apporta ma Range Rover et nous rentrâmes.
Régulièrement, comme il le fit ce soir-là, Oncle Saul me demandait de rouler un peu pour le plaisir. Il ne me donnait pas d'indications précises, mais je savais ce qu'il attendait de moi. Je remontais Collins Avenue, je passais devant les immeubles du bord de mer. Parfois, je roulais jusqu'à West Hollywood et Fort Lauderdale. Parfois, je bifurquais vers Aventura et Country Club Drive, et je repassais devant les immeubles du temps glorieux des Baltimore. Il finissait par dire : « Rentrons, Markie. » Je ne sus jamais si ces tours en voiture étaient des moments de nostalgie ou des tentatives de fuite. Je me disais qu'il allait me demander de bifurquer, de prendre l'autoroute I-95, celle qui monte jusqu'à Baltimore, et de retourner à Oak Park.
Pendant que nous roulions sans but à travers Miami, je demandai à Oncle Saul : « Que s'est-il passé entre toi et Grand-père pour que vous ne vous parliez plus pendant douze ans » ?
Il y a une photo qui trône sur la table de nuit de ma grand-mère depuis toujours. Elle a été prise dans le New Jersey, au milieu des années 1960. On y voit les trois hommes de sa vie. Au premier plan, mon père et Oncle Saul, adolescents. Derrière eux, mon grand-père, Max Goldman, fier, plein d'allure, loin de l'image de l'homme tout pâle, plié en deux par l'âge et cantonné à sa tranquille vie de retraité en Floride que j'avais toujours eue de lui. En arrière-plan, la jolie maison blanche où ils habitaient, au 1603 Graham Avenue, à Secaucus.
Dans leur quartier, nulle famille n'était plus respectée que la leur. Ils étaient les Goldman-du-New-Jersey. Ils vivaient leurs plus belles années.
À la tête de la famille, Max Goldman. Une allure d'acteur et des costumes taillés sur mesure. Toujours une cigarette au coin des lèvres. Un homme loyal, honnête, dur en affaires, dont la parole valait n'importe quel contrat. Un mari aimant, un père attentionné, un patron adoré par ses employés. Un homme respecté. Affable, charismatique, il aurait pu vendre n'importe quoi à n'importe qui. Aux démarcheurs et aux Témoins de Jéhovah qui sonnaient à leur porte, le Grand Goldman enseignait l'art de vendre. Il les installait dans la cuisine, leur dispensait quelques conseils théoriques avant de les accompagner dans leur tournée pour des exercices pratiques.
Parti de rien, il a d'abord vendu des aspirateurs, puis des voitures, avant de se spécialiser dans le matériel médical et de se lancer à son compte. Quelques années plus tard, à la tête de Goldman & Cie, qui compte une cinquantaine d'employés, il est l'un des principaux fournisseurs de matériel médical de la région, ce qui lui assure un confortable niveau de vie. Sa femme, Ruth Goldman, est une mère de famille respectée et appréciée de tous. Elle gère dans l'ombre toute la comptabilité de la compagnie. C'est une femme douce, volontaire et avec beaucoup de caractère. Ceux qui ont besoin de son aide ne trouvent jamais porte close.
Depuis quelques années, pendant les vacances scolaires, Max Goldman se fait aider par ses deux fils au sein de Goldman & Cie. Non pas qu'il en ait réellement besoin, mais il veut les intéresser, il espère qu'ils reprendront les rênes de l'entreprise et la feront prospérer davantage. Ses deux garçons sont sa plus grande fierté. Ils sont polis, intelligents, sportifs, éduqués ; ils n'ont pas encore dix-sept ans, mais il sent bien que ce sont déjà des hommes. Il les réunit dans son bureau, leur expose ses idées et sa stratégie, et leur demande ensuite leur avis. Mon père s'intéresse de près aux machineries, il pense qu'il faut développer les technologies, imaginer des alliages plus légers. Il veut devenir ingénieur. Mon oncle Saul est plus porté sur la réflexion : il aime imaginer le développement stratégique de la compagnie.
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