Même dans mes années universitaires, quand j'allais chez les Baltimore pour Thanksgiving, Maria s'arrangeait pour prendre tout mon linge sale et le déposer propre sur mon lit. Après le Drame qui survint la veille de Thanksgiving 2004, Oncle Saul ne retourna plus à Oak Park. Mais elle continua de venir avec une fidélité à toute épreuve.
*
Floride.
Printemps 2011.
Le lendemain de notre dîner avec Grand-mère, en rentrant d'un long jogging, je trouvai justement Oncle Saul en train le passer l'aspirateur.
La veille, dans la voiture, il n'avait fait qu'effleurer les souvenirs de sa jeunesse, profitant du fait que nous arrivions à proximité de la maison pour s'interrompre.
— Tu n'as pas fini de me parler de toi et Grand-père, hier.
— Il n'y a pas beaucoup plus à dire. De toute façon, le passé c'est le passé.
Il débrancha l'aspirateur, en rembobina le cordon et le rangea dans un placard, comme si tout cela n'avait aucune importance. Finalement, il se tourna vers moi et il eut ces mots stupéfiants :
— Tu sais, Marcus, tes grands-parents ont toujours préféré ton père à moi.
— Quoi ? Mais qu'est-ce que tu racontes, enfin ? Ils ont toujours été tellement impressionnés par toi.
— Impressionnés, peut-être. Mais ça ne veut pas dire qu'ils ne préféraient pas ton père.
— Comment peux-tu penser une chose pareille ?
— Parce que c'est la vérité. Ton père et moi avons été très liés jusqu'à l'université. Notre relation s'est compliquée lorsque ton grand-père a refusé que je fasse médecine.
— Tu voulais être médecin ?
— Oui. Grand-père ne voulait pas. Il disait que ça ne servirait pas la compagnie familiale. Ton père, en revanche, voulait être ingénieur, ce qui était dans les plans de Grand-père. Il m'a envoyé dans une université de seconde zone, dont les frais de scolarité étaient peu élevés, et il a investi ce qu'il avait pour que ton père puisse aller étudier dans une université de renom. Il a fait des études au top niveau. Ton grand-père l'a nommé directeur de la compagnie. Moi qui étais pourtant l'aîné, je n'étais qu'un second couteau. Tout ce que j'ai pu faire ensuite, c'est d'essayer d'épater tes grands-parents pour oublier que j'ai toujours été considéré comme inférieur à ton père.
— Mais que s'est-il passé ? demandai-je.
Il haussa les épaules, attrapa un chiffon et du détergent, et s'en alla nettoyer les vitres de la cuisine.
Comme Oncle Saul ne semblait pas très enclin à la discussion, je décidai d'en parler avec Grand-mère. Sa version était légèrement différente de celle de mon oncle.
— Ton grand-père voulait que Saul et ton père codirigent l'entreprise, m'expliqua-t-elle. Il considérait que ton père saurait faire face aux défis techniques, tandis que ton oncle avait une âme de meneur. Mais ça, c'était avant la dispute entre Grand-père et Saul.
— Oncle Saul m'a dit qu'il voulait faire médecine, mais que Grand-père s'y est opposé.
— Grand-père considérait que la médecine était une perte de temps et d'argent.
Grand-mère proposa d'aller sur le balcon, pour qu'elle puisse fumer. Nous nous assîmes sur deux chaises en plastique et je la regardai faire jouer une cigarette entre ses doigts tordus, la porter à sa bouche, l'allumer et tirer dessus lentement avant de reprendre :
— Tu comprends, Markie, Goldman & Cie était le bébé de ton grand-père. Il avait bataillé dur pour en arriver là et il avait des idées précises sur la conduite à tenir. C'était un homme très ouvert d'esprit, mais parfois inflexible sur certains sujets.
À la fin des années 1960, quand Oncle Saul avait voulu devenir médecin, il s'était heurté à l'incompréhension de son père. « Toutes ces années d'études pour faire quoi ? Ton rôle au sein de l'entreprise est de la conduire vers de nouveaux défis. Tu dois apprendre la stratégie, le commerce, la comptabilité. Tout ce genre de choses. Mais la médecine, pfff ! quelle idée saugrenue ! » Oncle Saul n'eut pas d'autre choix que d'obéir et il entama des études de gestion dans une petite université du Maryland. Tout changea quand il découvrit que ses parents envoyaient son frère étudier à l'université de Stanford. Il y vit la préférence d'un frère sur l'autre et en fut profondément blessé. Lors des réunions de famille, les gens étaient évidemment beaucoup plus impressionnés par mon père, fier étudiant dans une prestigieuse université, que par mon oncle et ses études de seconde classe. Oncle Saul voulut montrer de quoi il était capable. Il avait noué une très bonne relation avec l'un de ses professeurs, qui l'aida à préparer un plan de développement pour Goldman & Cie. Un jour, Saul revint à la maison avec un imposant dossier qu'il voulut présenter en détail à son père.
— J'ai des idées pour développer davantage l'entreprise, expliqua Oncle Saul à Grand-père, qui le regarda d'un œil méfiant.
— Pourquoi développer davantage et pas pérenniser ? Vous êtes de cette génération qui n'a pas connu la guerre et qui pense que tout est acquis.
— Le professeur Hendricks dit que…
— Qui est le professeur Hendricks ?
— Mon professeur de management à l'université. Il dit qu'il ne faut voir son entreprise que de deux façons : est-ce que je veux manger ou être mangé ?
— Eh bien, ton professeur a tort. C'est en voulant à tout prix grandir qu'on coule.
— Mais à être trop prudent, on ne grandit pas et on finit écrasé par un plus fort.
— Est-ce que ton professeur a déjà créé une entreprise ? demanda Grand-père.
— Pas que je sache, répondit Oncle Saul en baissant la tête.
— Eh bien moi, si ! Et mon entreprise marche très bien. Ton professeur s'y connaît-il en matériel médical ?
— Non, mais…
— Voilà les universitaires, toujours en train de théoriser. Ton professeur, qui n'a jamais créé d'entreprise et ne connaît rien au matériel médical, voudrait m'apprendre à diriger Goldman & Cie.
— Non, pas du tout, tempéra Oncle Saul, nous avons seulement quelques idées.
— Des idées ? Quel genre d'idées ?
— Pour vendre nos appareils ailleurs que dans la région du New Jersey.
— Nous pouvons déjà livrer aussi loin qu'il le faut.
— Mais a-t-on des clients ?
— Pas vraiment. Mais cela fait longtemps que l'on parle de l'opportunité d'ouvrir sur la côte Ouest.
— Justement, tu dis cela depuis qu'on est enfants, mais rien n'a avancé.
— Rome ne s'est pas bâtie en un jour, Saul !
— Le professeur Hendricks pense que le seul moyen de s'étendre est d'ouvrir des succursales dans d'autres États. Il y aura à chaque fois une succursale et un dépôt de matériel, qui pourraient nouer des relations de confiance avec les clients et répondre rapidement à leurs besoins.
Grand-père fit la moue.
— Et avec quel argent tu ouvres les succursales ?
— Il faut ouvrir le capital à des investisseurs. On pourrait avoir un bureau à New York avec quelqu'un qui…
— Tsss, un bureau à New York ! Qu'est-ce qu'il y a ? Secaucus, New Jersey, n'est pas assez chic pour toi ?
— Ce n'est pas ça, mais…
— Ça suffit, Saul ! Je ne veux plus entendre un mot de ces imbécillités ! Je suis quand même le patron de mon entreprise, ou quoi ?
Il s'écoula deux années pendant lesquelles Oncle Saul ne parla plus à son père de ses idées de développement pour Goldman & Cie. Mais il parla de droits civiques. Le professeur Hendricks était un homme de gauche, militant des droits civiques. Oncle Saul se joignit à certaines de ses activités. À la même période, il commença à nouer une relation avec sa fille, Anita Hendricks. Quand il revenait à Secaucus, il parlait désormais des « causes à défendre » et des « actions à mener ». Il se mit à voyager à travers le pays pour accompagner le professeur Hendricks et Anita dans des marches de protestation. Ce nouvel engagement agaça prodigieusement Grand-père. C'est ce qui conduisit à la dispute qui allait les amener à ne plus se parler pendant douze ans.
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