— Bravo à vous trois, les félicita le principal Burdon. Deuxième jour d'école de votre première année ici, et vous tabassez déjà un de vos camarades.
— Vous êtes devenus fous ? les réprimanda le coach Bendham.
— Vous êtes devenus fous ? répétèrent les parents Neville.
— Vous êtes devenus fous ? reprirent Oncle Saul et Tante Anita.
— Ne vous inquiétez pas, Monsieur le principal, expliqua Hillel, nous ne sommes pas des brutes. C'était une guerre préventive. Votre élève Rick prend un malin plaisir à terroriser les plus faibles que lui. Mais il se tiendra tranquille désormais. Parole de Goldman.
— Silence, au nom du Ciel ! s'énerva Burdon. De toute ma carrière, je n'ai encore jamais vu pareil ergoteur. C'est le lendemain de la rentrée et vous êtes déjà en train de donner des coups de poing dans le nez de vos camarades ? Record battu ! Je ne veux plus avoir affaire à vous ! C'est compris ? Quant à toi, Woody, c'est un comportement indigne d'un membre de l'équipe de football. Encore un écart de ce genre, et je te fais exclure de l'équipe.
À Buckerey personne ne s'en prit plus jamais à Scott. Quant à Woody, sa réputation était faite. Respecté dans les couloirs du lycée, il le fut rapidement sur les terrains de football où il brillait avec les Chats Sauvages de Buckerey. Tous les jours, après les cours, il se rendait à l'entraînement de football sur le terrain du lycée, accompagné d'Hillel et Scott qui, avec l'accord du coach Bendham, s'installaient sur le banc des entraîneurs et observaient l'équipe.
Scott était passionné de football. Il commentait les gestes des joueurs et expliquait longuement les règles à Hillel, qui devint bientôt intarissable sur le sujet et se découvrit dans la foulée un talent dont il n'avait jamais rien soupçonné : celui d'un bon entraîneur. Il avait une bonne vision du jeu et décelait immédiatement les faiblesses des joueurs. Depuis le banc, il s'autorisait parfois à crier des instructions de jeu aux joueurs, ce qui amusait le coach Bendham. Celui-ci lui disait : « Dis donc, Goldman, tu vas bientôt me piquer ma place ! » Hillel souriait, sans avoir remarqué que lorsque le coach prononçait le nom de Goldman, Woody tournait instinctivement la tête également.
À Boca Raton, après avoir surpris l'homme au volant de son van noir, Leo et moi passâmes deux nuits à surveiller la rue, cachés dans ma cuisine. Dans l'obscurité, nous scrutions le moindre mouvement suspect. Mais à part une voisine qui partait faire son jogging au milieu de la nuit, une patrouille de police qui passait à intervalles réguliers et des ratons laveurs qui vinrent piller des poubelles laissées dehors, il ne se passa rien.
Leo prenait des notes.
— Qu'est-ce que vous écrivez ? lui demandai-je en chuchotant.
— Pourquoi est-ce que vous chuchotez ?
— Je ne sais pas. Qu'est-ce que vous écrivez ?
— Je note les signes suspects. La folle qui court, les ratons laveurs…
— Notez les flics, tant que vous y êtes.
— Je l'ai fait. Vous savez, c'est souvent le flic le coupable. Ça ferait un bon roman. Qui sait où cela peut nous mener ?
Cela ne nous mena nulle part. Il n'y eut plus aucun signe du van ou de son conducteur. J'étais préoccupé de savoir ce qu'il cherchait. Voulait-il s'en prendre à Alexandra ? Devais-je la mettre au courant ?
Mais je n'allais pas tarder pas à comprendre qui il était. Cela se produisit à la fin du mois de mars 2012, environ un mois et demi après mon installation à Boca Raton.
*
Baltimore.
1994.
Au fil de la saison, Hillel et Scott s'impliquèrent de plus en plus au sein des Chats Sauvages. Ils étaient là à tous les entraînements, se changeant avec les joueurs dans le vestiaire pour passer un survêtement de sport, avant de rejoindre leur banc d'observation. Les jours de match à l'extérieur, ils voyageaient dans le bus de l'équipe, vêtus d'un costume-cravate, comme tous les autres. Leur omniprésence aux côtés de l'équipe en fit rapidement des membres à part entière. Bendham, touché par leur engagement, voulut leur offrir un rôle plus officiel, leur proposant de devenir préposés au matériel. L'essai ne dura pas plus d'un quart d'heure : les bras d'Hillel étaient trop frêles pour porter quoi que ce fût, et Scott n'avait pas de souffle.
Le coach les fit asseoir sur le banc des entraîneurs et leur suggéra de dispenser des conseils aux joueurs. C'est ce qu'ils firent, analysant le jeu de chacun avec une précision rare. Ils appelaient ensuite les gars tour à tour, qui venaient les consulter comme la Pythie de Delphes. « Tu gaspilles ton énergie en courant comme un cheval quand t'as pas besoin. Garde ton poste et bouge quand l'action vient à toi. » Chacun des géants casqués les écoutait avec attention. Hillel et Scott devinrent les premiers et uniques élèves de l'histoire du lycée de Buckerey à porter le blouson ocre et noir des Chats Sauvages sans faire officiellement partie de l'équipe. Et quand, au terme d'un entraînement, le coach Bendham lançait un « Bon boulot, Goldman », Woody et Hillel se retournaient en même temps et répondaient d'une seule voix : « Merci, coach. »
À la table du dîner des Goldman-de-Baltimore, il ne fut bientôt plus question que de football. De retour de l'entraînement, Woody et Hillel racontaient en long et en large leurs exploits du jour.
— Et les cours, avec tout ça ? demandait Tante Anita. Tout va bien ?
— Ça va, répondait Woody. Pas évident, mais Hillel me donne un coup de main. Il a pas besoin de travailler, lui, il comprend tout du premier coup.
— Moi, je m'ennuie un peu, P'a, expliquait souvent Hillel. Le lycée, c'est vraiment pas comme j'imaginais.
— Tu imaginais ça comment ?
— Je sais pas. Plus stimulant peut-être. Mais bon, heureusement il y a le football.
Cette année-là, les Chats Sauvages de Buckerey atteignirent les quarts de finale du championnat. Au retour des vacances d'hiver, la saison de football étant terminée, Woody, Hillel et Scott se mirent en quête d'une nouvelle occupation. Scott aimait le théâtre. Il se trouva que c'était une activité recommandée pour travailler son souffle. Ils s'inscrivirent au cours d'art dramatique que dispensait Mademoiselle Anderson, leur professeur de littérature, une jeune femme d'une grande gentillesse.
Hillel avait un talent naturel de meneur d'hommes. Sur le terrain de football, il était entraîneur. Sur les planches, il devint metteur en scène. Il suggéra à Mademoiselle Anderson de monter une adaptation des Souris et des hommes, ce qu'elle accepta avec enthousiasme. Et c'est là que de nouveaux ennuis commencèrent.
Il décida de la distribution des rôles après avoir organisé une audition truquée parmi les participants au cours. Scott, à sa plus grande joie, obtint le rôle de George et Woody, celui de Lennie.
— Tu as le rôle du débile, expliqua Hillel à Woody.
— Hé, je veux pas jouer un débile… Mademoiselle Anderson, vous ne pouvez pas trouver quelqu'un d'autre ? En plus, je suis nul à ces trucs. Moi, ce que je sais faire, c'est jouer au football.
— Ta gueule, Lennie, ordonna Hillel. Va prendre ton texte, on va faire des essais. Allez, tout le monde se met en place.
Mais après la première répétition, plusieurs parents d'élèves se plaignirent au principal Burdon de la teneur du texte que l'on voulait faire jouer aux élèves. Celui-ci leur donna raison et pria Mademoiselle Anderson de choisir un texte plus approprié. Furieux, Hillel s'en alla trouver le principal Burdon dans son bureau pour lui demander des explications.
— Pourquoi avez-vous interdit à Mademoiselle Anderson de nous faire jouer Des souris et des hommes ?
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