— Pleurez pas, M'sieur Skunk, lui dit gentiment Woody.
— Je vais perdre mes clients. Si je ne peux pas travailler, je vais perdre tous mes clients.
— Faut pas vous inquiéter pour ça, M'sieur Skunk. Nous, on va s'occuper de tout.
— Les petits sacs à merde, faites-moi la promesse que vous allez bien vous occuper de mes clients.
— On vous le promet, pauvre petit Monsieur Skunk.
Le soir de l'incident, lorsque mes cousins me firent part de la situation, je me déclarai prêt à venir à Baltimore sur-le-champ pour les aider. Le Gang des Goldman avait un sens de l'honneur à toute épreuve : nous n'avions qu'une parole et nous comptions bien la tenir.
Mais lorsque je demandai à ma mère la permission de rater l'école pour aller à Baltimore aider mes cousins à déblayer la neige devant les garages d'Oak Park, elle ne me l'octroya évidemment pas. Et comme mes cousins manquaient de bras, ce fut Scott qui eut l'honneur de compléter l'équipe des jardiniers Goldman.
Il pelletait avec ferveur, ce qui l'obligeait à s'interrompre régulièrement pour reprendre sa respiration. Ses parents, Patrick et Gillian Neville, s'inquiétèrent de le voir constamment dehors. Ils vinrent trouver Woody et Hillel chez les Baltimore pour leur expliquer qu'il fallait faire très attention à la santé de Scott.
Woody et Hillel promirent de veiller sur lui. Lorsque les beaux jours revinrent et qu'il fut question de préparer les jardins pour le printemps, Gillian Neville fut très réticente à ce que son fils poursuive son travail avec le Gang. Patrick, au contraire, trouvait que son fils s'épanouissait au contact des deux garçons. Il emmena Woody et Hillel boire un milk-shake au Dairy Shack et leur expliqua la situation.
— La maman de Scott est un peu inquiète de le voir jardiner. C'est fatigant pour lui, et il est exposé à la saleté et à la poussière. Mais Scott aime être avec vous. Ça lui fait beaucoup de bien au moral et c'est important aussi.
— Vous inquiétez pas, M'sieur Neville, le rassura Hillel. On fera très gaffe à Scott.
— Il doit beaucoup boire, prendre des pauses pour respirer régulièrement, et bien se laver les mains après avoir manipulé les outils.
— On fera tout ça, M'sieur Neville. Promis.
Cette année-là, je me rendis à Baltimore pour les vacances de printemps. Je compris pourquoi mes cousins aimaient tant la compagnie de Scott : c'était un garçon très attachant. Nous nous rendîmes tous chez lui un après-midi où son père nous demanda de l'aide pour ses plantes. C'était la première fois que je rencontrais les Neville. Patrick avait l'âge d'Oncle Saul et Tante Anita. C'était un bel homme, athlétique et très affable. Sa femme, Gillian, n'était pas vraiment belle mais elle dégageait quelque chose de très attirant. Scott avait une sœur, que mes cousins n'avaient encore jamais vue. Je crois que c'était la première fois qu'ils se rendaient au domicile des Neville.
Patrick nous emmena dans la partie arrière de son jardin : de l'extérieur, sa maison ressemblait à celle des Baltimore, en un peu plus moderne. Contre le flanc ouest, deux rangées d'hortensias maigrichons cuisaient au soleil. Pas loin, un massif de rosiers ternes boudait.
Woody observa les plantes d'un œil expert.
— Je sais pas qui vous a planté ça, mais les hortensias sont mal orientés. Ils n'aiment pas trop le soleil, vous savez. Et ils ont l'air d'avoir soif. Est-ce que votre arrosage automatique est branché ?
— Je crois…
Woody envoya Hillel contrôler le système d'arrosage, puis il ausculta les feuilles du rosier.
— Il est malade votre rosier, diagnostiqua-t-il. Il faut le traiter.
— Vous pouvez faire ça ?
— Bien sûr.
Hillel revint.
— Il y a une fuite sur l'un des conduits d'arrosage. Il faut le changer.
Woody opina.
— À mon avis, ajouta-t-il, il faudrait songer à transplanter vos hortensias de l'autre côté. Mais il faudra demander à Monsieur Bunk ce qu'il en pense.
Patrick Neville nous dévisagea d'un air amusé.
— Je t'avais dit qu'ils étaient forts, Papa, lui dit Scott.
Il faisait chaud et Patrick nous proposa à boire, ce que nous acceptâmes volontiers. Comme il avait les chaussures pleines de terre, il passa la tête par l'une des portes-fenêtres et appela : « Alexandra, est-ce que tu peux apporter de l'eau pour les garçons s'il te plaît ? »
— Qui est Alexandra ? demanda Hillel.
— Ma sœur, répondit Scott.
Elle arriva quelque instant plus tard, les bras chargés d'un plateau de petites bouteilles d'eau de source.
Nous restâmes sans voix. Elle était d'une beauté parfaite. Des yeux légèrement en amandes. Des cheveux blonds qui ondulaient au soleil, un visage fin et un nez élégant. Elle était coquette. Elle portait des petits diamants étincelants aux oreilles et ses doigts étaient vernis de rouge. Elle nous sourit de ses dents droites et très blanches, et nos cœurs se mirent à battre plus fort. Et comme nous avions jusqu'alors toujours tout partagé, nous décidâmes d'aimer tous les trois cette fille au regard rieur.
— Salut, les gars, nous dit-elle. Alors c'est vous dont Scott parle sans cesse ?
Après un moment de balbutiements, nous nous présentâmes tour à tour.
— Vous êtes frères ? demanda-t-elle.
— Cousins, corrigea Woody. Nous sommes les trois cousins Goldman.
Elle nous adressa un autre sourire ravageur.
— Très bien, les cousins Goldman, j'ai été heureuse de vous rencontrer.
Elle embrassa son père sur la joue, lui dit qu'elle sortait un moment et disparut, laissant pour seule trace un parfum de shampooing à l'abricot. Scott trouva dégoûtant que nous nous amourachions ainsi de sa sœur. Nous n'y pouvions rien. Alexandra venait de s'installer dans nos cœurs pour toujours.
Le lendemain de cette première rencontre avec elle, nous nous rendîmes au bureau de poste d'Oak Park, à la demande de Tante Anita, pour acheter des timbres. En sortant, Woody proposa de nous arrêter au Dairy Shack et de nous offrir un lait frappé, idée qui reçut une approbation générale. Et voilà qu'au moment où nous nous installions à une table avec nos commandes, elle entra. Elle nous vit, remarqua certainement que nous étions médusés, incrédules, éclata de rire et se glissa à notre table en nous saluant chacun par notre nom.
C'est l'une des qualités qu'elle n'a jamais perdues : tout le monde vous dira qu'elle est gentille, merveilleuse et douce. Malgré le succès planétaire, la gloire, l'argent et tout ce qui vient avec, elle est restée cette personne authentique, tendre et délicieuse qui, du haut de nos treize ans, nous faisait rêver.
— Donc vous habitez le quartier, fit-elle en attrapant une paille qu'elle enfonça dans nos milk-shakes pour les goûter.
— On habite Willowick Road, répondit Hillel.
Elle sourit. Lorsqu'elle souriait, ses yeux en amandes lui donnaient un air mutin.
— Moi, j'habite Montclair, New Jersey, me sentis-je obligé de préciser.
— Et vous êtes donc cousins ?
— Mon père et son père sont frères, expliqua Hillel.
— Et toi ? demanda-t-elle à Woody.
— Moi, je vis avec Hillel et ses parents. On est comme des frères.
— Du coup on est tous cousins, conclus-je.
Elle éclata d'un rire merveilleux. C'est ainsi qu'elle entra dans nos vies, elle que nous allions tous les trois tant aimer. A-lex-an-dra. Une poignée de lettres, quatre petites syllabes qui allaient bouleverser notre monde tout entier.
Baltimore, Maryland.
Printemps Automne 1994.
Durant les deux années qui suivirent, elle illumina nos existences.
Mes cousins adorés, si vous étiez encore là, nous nous raconterions comment nous avons été subjugués par elle. Durant l'été 1994, je suppliai mes parents de me laisser, après mon séjour dans les Hamptons, passer deux semaines à Baltimore. Pour être avec elle.
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