Tout dans cet endroit me déplaisait : les chambres vieillottes, le petit déjeuner qui se prenait dans un espace étriqué à côté de la réception, où des tables en plastique étaient disposées tous les matins, ou encore la piscine en forme de haricot à l'arrière du bâtiment, dont l'eau était tellement chlorée qu'il suffisait de marcher au bord pour que les yeux et la gorge vous piquent. De surcroît, pour faire des économies, mes parents ne prenaient qu'une seule chambre : ils dormaient dans le lit double, et moi sur un lit d'appoint à côté d'eux. Je me souviens du moment d'hésitation qu'eut ma mère chacun des hivers où nous restâmes là-bas, lorsque nous prenions possession de la chambre. Elle ouvrait la porte et elle avait un instant d'arrêt parce qu'elle trouvait certainement comme moi que cette chambre était lugubre, puis, se ressaisissant aussitôt, elle posait sa valise par terre, allumait la lumière et déclarait en battant les coussins du lit qui crachaient alors un nuage de poussière : « On n'est pas bien ici ? » Non, nous n'étions pas bien là-bas. Pas à cause de l'hôtel, ni du lit d'appoint, ni de mes parents. Mais à cause des Goldman-de-Baltimore.
Après notre passage quotidien à la résidence des grands-parents, nous allions tous à la Buenavista. Hillel, Woody et moi, nous dépêchions de monter à l'appartement pour passer nos maillots de bain, puis nous descendions nous jeter dans les cascades de la piscine, où nous restions jusqu'au soir.
En général, mes parents ne restaient pas longtemps. Le temps de déjeuner, puis ils s'en allaient. Je savais quand ils voulaient partir parce qu'ils avaient cette manie de se tenir près de la hutte du bar, à essayer d'attirer mon attention. Ils attendaient que je les voie et moi, je faisais comme si je ne les voyais pas. Puis je me résignais et je nageais jusqu'à eux. « Markie, on va y aller, disait Maman. On a deux ou trois courses à faire. Tu peux venir avec nous, mais tu peux rester ici à t'amuser avec tes cousins si tu veux. » Je choisissais toujours de rester à la Buenavista. Pour rien au monde je n'aurais perdu ne serait-ce qu'une heure loin de cet endroit.
Il me fallut longtemps pour comprendre pourquoi mes parents fuyaient la Buenavista. Ils ne revenaient qu'à la fin de la journée. Parfois nous restions tous dîner à l'appartement de mon oncle et ma tante, parfois nous sortions tous dîner dehors. Mais il arrivait que mes parents me proposent de dîner tous les trois. Ma mère me disait : « Marcus, tu veux venir manger une pizza avec nous ? » Je n'avais pas envie d'être avec eux. Je voulais être avec les autres Goldman. Je lançais alors un regard en direction de Woody et Hillel, et ma mère comprenait aussitôt. Elle me disait : « Reste t'amuser, nous viendrons te chercher vers onze heures. » Je mentais en regardant Hillel et Woody : c'étaient Oncle Saul et Tante Anita que je regardais en réalité. C'était avec eux que je voulais rester plutôt qu'avec mes parents. Je me sentais traître. Comme ces matins où ma mère voulait aller au centre commercial, et moi je demandais que l'on me dépose avant à la Buenavista. Je voulais y être au plus vite, car si j'y arrivais de bonne heure, je pouvais prendre le petit déjeuner à l'appartement d'Oncle Saul et échapper à celui du Dolph'Inn. Nous prenions notre petit déjeuner entassés dans l'entrée du Dolph'Inn, à manger dans la vaisselle jetable des beignets mous réchauffés au micro-ondes. Les Baltimore prenaient le petit déjeuner sur la table en verre de leur balcon qui, même quand j'arrivais à l'improviste, était dressée pour cinq. Comme s'ils m'attendaient. Les Goldman-de-Baltimore et le rescapé de Montclair.
Il m'était arrivé de convaincre mes parents de me déposer de bonne heure à la Buenavista. Woody et Hillel dormaient encore. Oncle Saul parcourait ses dossiers en buvant son café. Tante Anita lisait le journal à côté de lui. J'étais fasciné par son calme à elle, sa capacité à gérer toute la maison en plus de son travail. Quant à Oncle Saul, malgré ses dossiers, ses rendez-vous, ses retours souvent tardifs les soirs de semaine, il faisait tout pour qu'Hillel et Woody ne remarquent pas ses horaires. Il n'aurait manqué pour rien au monde une visite de l'aquarium de Baltimore avec eux. À la Buenavista, c'était pareil. Il était disponible, présent, détendu, malgré les appels incessants de son bureau, les fax, et les longs moments passés, entre une heure et trois heures du matin, à réviser ses notes et préparer ses mémos.
Dans mon lit d'appoint du Dolph'Inn, peinant à trouver le sommeil pendant que mes parents ronflaient de bon cœur, j'aimais imaginer les Baltimore dans leur appartement, dormant tous sauf Oncle Saul, qui travaillait encore. Son bureau était la seule pièce éclairée de la tour. Par la fenêtre ouverte s'engouffrait le vent tiède de la nuit floridienne. Si j'avais été chez eux, je me serais faufilé jusqu'au seuil de la pièce pour l'admirer toute la nuit.
Qu'y avait-il de si fabuleux à la Buenavista ? Tout. C'était à la fois époustouflant et terriblement douloureux, car contrairement aux Hamptons, où je pouvais me sentir Goldman-de-Baltimore, la présence de mes parents en Floride me coinçait dans une peau de Goldman-de-Montclair. C'est grâce ou à cause de cela que je réalisai pour la première fois ce que je n'avais pas compris dans les Hamptons : il y avait un fossé social qui s'était creusé au sein des Goldman, dont il allait me falloir longtemps pour comprendre les enjeux. Le signe le plus évident à mes yeux était la déférence avec laquelle l'agent de sécurité à l'entrée de la résidence saluait les Goldman-de-Baltimore et leur ouvrait la grille par anticipation, dès qu'il les voyait arriver. Lorsqu'il s'agissait de nous, les Goldman-de-Montclair, bien que nous connaissant, il nous demandait toujours :
— C'est pour quoi ?
— Nous venons rendre visite à Saul Goldman. Appartement 2609.
Il demandait une pièce d'identité, tapait sur son ordinateur, décrochait son téléphone, appelait l'appartement. « Monsieur Goldman ? Il y a un certain Monsieur Goldman pour vous à l'entrée… Très bien, merci, je laisse passer. » Il déclenchait l'ouverture de la grille et il nous disait « C'est bon », en accompagnant ses mots d'un hochement magnanime de la tête.
Mes journées à la Buenavista avec les Baltimore étaient baignées de soleil et de bonheur. Mais tous les soirs, ma merveilleuse existence de Baltimore était gâchée par mes parents, sans qu'ils soient coupables de quoi que ce soit. Leur crime ? Venir me chercher. Comme tous les autres soirs, je m'installais sur la banquette arrière de la voiture de location, le visage fermé. Et comme à chaque fois, ma mère me demandait : « Alors, tu t'es bien amusé, mon chéri ? » J'aurais eu envie de leur dire combien ils étaient nuls. Et d'avoir le courage d'énumérer à haute voix la liste des « pourquoi ? » qui me brûlait la langue à chaque fois que je quittais les Baltimore pour retrouver les Montclair. Pourquoi n'avions-nous pas une maison d'été, comme Oncle Saul ? Pourquoi n'avions-nous pas un appartement en Floride ? Pourquoi est-ce que Woody et Hillel pouvaient dormir ensemble à la Buenavista, et que moi je devais me farcir le lit de camp d'une chambre minable du Dolph'Inn ? Pourquoi, au fond, était-ce Woody qui avait été l'enfant élu, l'enfant choisi ? Woody le chanceux, qui avait vu ses parents nuls changés pour Oncle Saul et Anita. Pourquoi est-ce que cela n'avait pas été moi ? Mais au lieu de tout cela, je me contentais d'être un gentil Goldman-de-Montclair et de ravaler cette question qui brûlait ma bouche tout entière : pourquoi n'étions-nous pas, nous, les Goldman-de-Baltimore ?
Dans la voiture ma mère me sermonnait : « Lorsqu'on sera rentré à Montclair, il ne faudrait pas que tu oublies de téléphoner à Oncle Saul et Tante Anita. Ils ont de nouveau été si gentils avec toi. » Je n'avais pas besoin que l'on me rappelle de les remercier. J'appelais chez eux à chaque retour de vacances. Par politesse et par nostalgie. Je disais : « Merci pour tout, Oncle Saul », et lui me répondait : « C'est vraiment rien, rien du tout. Tu n'as pas besoin de me remercier tout le temps. C'est moi qui te remercie d'être un aussi chouette gars et du plaisir qu'on a de passer du temps avec toi. » Et lorsque c'était Tante Anita qui décrochait le téléphone, elle me disait : « Markie chaton, c'est normal, tu es de la famille. » Je rougissais au téléphone quand elle m'appelait « chaton ». De même que je rougissais quand elle me voyait et qu'elle me complimentait : « Tu es de plus en plus beau », ou quand, palpant mon torse, elle s'exclamait : « Dis donc, tu es de plus en plus musclé, toi. » Les jours suivants, je me regardais dans la glace, avec un sourire béat et convaincu. Étais-je, adolescent, tombé amoureux de ma tante Anita ? Sans doute. Probablement même à chaque fois que je la revoyais.
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