Elle répéta qu'elle était certaine de ce qu'elle avançait. Qu'elle avait parlé à son agent le matin même. Qu'elle avait lu mon livre deux fois pour s'imprégner de l'ambiance. Qu'elle l'avait aimé. Tout en parlant, elle continuait de jouer nerveusement avec son café qui finit par se renverser et se répandit sur la table jusque sur moi. Elle se précipita sur moi pour éponger ma chemise avec des serviettes en papier et même avec son foulard en soie, s'excusant mille fois, complètement paniquée, et moi, probablement excédé, je finis par prononcer cette phrase que j'allais vite regretter :
— Écoute, tu ne peux pas jouer Alicia. D'abord, tu ne lui ressembles pas du tout. Et puis, je t'ai vue dans Une chatte sur un toit brûlant, et je ne suis pas convaincu.
— Comment ça, pas convaincu ? s'étrangla-t-elle.
Je ne sais pas ce qui me prit. Je lui dis :
— Je pense que tu n'es pas assez douée pour jouer dans ce film. Un point c'est tout. Je ne veux pas de toi. Je ne veux pas de toi dans ma vie.
Manque de tact évident de ma part, phrase prononcée dans un moment d'agacement sans aucun doute. Le résultat ne se fit pas attendre : Lydia éclata en sanglots. L'actrice du moment pleurait à ma table de café. J'entendis la rumeur des clients alentour, dont certains se mirent à prendre des photos de nous. Je m'empressai de la consoler, je me confondis en excuses, je lui dis que ma parole avait dépassé ma pensée, mais il était trop tard. Elle pleurait en silence et je ne savais pas ce que je devais faire. Je finis par m'enfuir, et je rentrai chez moi en courant.
Je savais que je m'étais mis dans le pétrin et les conséquences ne tardèrent pas : quelques heures après l'incident, j'étais convoqué par Roy Barnaski, influent personnage du cinéma et producteur de l'adaptation cinématographique de G comme Goldstein, qui justement se trouvait à New York cette semaine-là. Il me reçut dans son bureau des hauteurs d'un gratte-ciel de Lexington Avenue.
« Vous les écrivains, vous n'êtes qu'un peuple de névrosés et d'attardés mentaux ! » hurla-t-il à mon attention, suant, écarlate, sur le point d'exploser dans sa chemise trop étroite.
— Vous faites pleurer l'actrice la plus aimée du pays sur une terrasse de café ? Mais quel genre d'animal êtes-vous, Goldman ? Une espèce de détraqué ? Un maniaque ?
— Écoutez, Roy, bredouillai-je, c'est un malentendu…
— Goldman, m'interrompit-il d'un ton solennel, vous êtes le plus jeune et le plus prometteur écrivain que je connaisse, mais vous êtes aussi une intarissable source d'emmerdes !
Sur Internet étaient publiées les premières photos de Lydia et moi prises par des clients du café. La rumeur était en marche : pourquoi l'écrivain Marcus Goldman faisait-il pleurer Lydia Gloor ? En s'enfuyant du café de Soho, elle avait téléphoné à son agent, qui avait téléphoné à un ponte de la Paramount, qui avait téléphoné à Barnaski, qui m'avait fait rappliquer séance tenante pour me faire l'une de ces scènes dont il avait le secret. Son assistante, Marisa, recherchait sur Internet les publications concernant le « malentendu », et à mesure qu'elles fleurissaient, les imprimait puis faisait irruption dans le bureau à intervalles réguliers en hurlant de sa voix de crécelle :
— Un nouvel article, Monsieur Barnaski !
— Lisez, ma brave Marisa, lisez-nous les dernières nouvelles du naufrage Goldman, que j'évalue l'ampleur du désastre.
— C'est tiré du site Aujourd'hui en Amérique : « Que se passe-t-il entre l'écrivain à succès Marcus Goldman et l'actrice Lydia Gloor ? Plusieurs témoins auraient assisté à une terrible dispute entre les deux jeunes vedettes. Développement à suivre. » Il y a déjà des commentaires en ligne, Monsieur Barnaski.
— Lisez-les, Marisa ! hurla Roy. Lisez-les !
— Lisa F., du Colorado, dit : « Ce Marcus Goldman est vraiment un sale type. »
— Vous entendez, Goldman ? Toutes les femmes d'Amérique vous haïssent !
— Quoi ? Mais enfin, Roy, ce n'est qu'une internaute anonyme !
— Méfiez-vous des femmes, Goldman, elles sont comme un troupeau de bisons : si vous faites du mal à l'une d'entre elles, toutes les autres partent à sa rescousse et vous piétinent jusqu'à la mort.
— Roy, coupai-je, je vous promets que je ne fréquente pas cette femme.
— Mais je le sais bien, bougre d'emmerdeur ! C'est bien le problème. Regardez, je me tue à la tâche pour votre carrière, je vous prépare le film du siècle et vous foutez tout en l'air. Vous savez, Goldman, vous allez finir par me tuer avec votre perpétuelle folie de tout saccager. Et que ferez-vous quand je serai mort, hein ? Vous viendrez pleurnicher sur ma tombe parce qu'il n'y aura plus personne pour vous aider. Aviez-vous besoin de dire des horreurs à cette mignonne jeune femme, qui est une actrice que tout le monde adore ? Quand vous faites pleurer une actrice que tout le monde adore, eh bien tout le monde vous déteste ! Et si tout le pays vous déteste, personne n'ira voir le film tiré de votre bouquin ! Voulez-vous que tout le monde vous déteste ? Regardez, c'est déjà sur Internet : méchant Marcus et gentille Lydia.
— Mais c'est elle qui est venue me raconter qu'elle était sur le casting du film, me justifiai-je. Je lui ai simplement dit qu'elle se trompait.
— Mais elle figure au casting, grand génie ! Elle est même l'actrice phare du film !
— Enfin, Roy, nous avons vu le casting ensemble ! Nous avons validé ensemble le choix des acteurs ! Où est passée l'actrice qui devait interpréter Jenny ?
— Virée !
— Virée ?
— Parfaitement. Virée.
— Mais pour quelle raison ?
— Lors de son dernier film, elle bouffait tous les beignets pendant la pause !
— Oh, Roy, qu'est-ce que c'est que ces sornettes !
— C'est la vérité. J'ai appelé son agent et je lui ai dit : dis donc toi, reprends-moi cette empiffreuse et va-t'en ! C'est un plateau de cinéma, pas un élevage de gorets !
— Roy, assez ! Pourquoi Lydia Gloor se retrouve-t-elle dans le film ?
— La Paramount a changé le casting.
— Mais pourquoi ? Et de quel droit ?
— Il manquait d'acteurs bankables. Lydia Gloor est très bankable. Bien plus que les acteurs à la mords-moi-le-nœud que vous aviez choisis, dont on aurait cru qu'ils étaient tout droit sortis des égouts de New York.
— Bankable ?
— Bankable, c'est un terme de cinéma. C'est un rapport entre le salaire versé à un acteur par la production et l'argent que rapporte le film ensuite. La petite Good semble très bankable : si elle joue dans le film, plus de gens voudront aller voir le film. Cela signifie plus d'argent pour vous, pour moi, pour eux, pour tout le monde.
— Je sais ce que bankable signifie.
— Non, vous ne savez pas ! Parce que si vous le saviez, vous seriez en train de lécher les semelles de mes chaussures pour me remercier de l'avoir fait engager.
— Mais pourquoi diable est-ce que vous vous pliez à tous les désirs de la Paramount ? Je refuse qu'elle interprète Alicia, un point c'est tout.
— Oh, Marcus, vous ne pouvez rien refuser. Vous voulez vraiment que je vous montre toutes les clauses minuscules et incompréhensibles que vous avez signées ? On vous a laissé suivre le casting pour vous faire plaisir… Vous verrez, ça va être un grand succès. Elle coûte une fortune en salaire. Ce qui est cher est bien. Tout le monde se précipitera pour aller voir le film. Quant à vous, si vous continuez à jouer les bourreaux des cœurs, attendez-vous à ce que des groupuscules féministes brûlent vos livres sur la place publique et manifestent devant chez vous.
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