— Je suis désolé. Si vous me détestez tous, je comprendrai.
Elle le serra contre sa poitrine.
— Oh, trésor, enfin… Comment peux-tu penser des choses pareilles ! Comment voudrais-tu que quelqu'un te déteste ? Nous t'aimons comme un fils. Tu ne dois jamais douter de cela !
Elle le prit contre elle, toucha encore son visage marqué et le conduisit dans sa chambre. Il se coucha, elle s'allongea à côté de lui et caressa ses cheveux jusqu'à ce qu'il s'endorme.
La vie reprit son cours chez les Goldman-de-Baltimore. Mais le matin, Hillel emportait désormais un ballon de football avec lui. Après les cours, Woody et lui n'allaient plus à la salle de basket de Roosevelt High, mais sur le terrain de sport où s'entraînait habituellement l'équipe de football. Ils traversaient le terrain et orchestraient des actions de match décisives. Scott, qui était un fan absolu de football, les accompagnait et officiait comme arbitre et commentateur, jusqu'à ce que son souffle l'empêche de parler. « Touchdown victorieux dans les dernières secondes de la finale du championnat ! » s'écriait-il, les mains en porte-voix, tandis que, les bras en l'air, Woody et Hillel allaient saluer les gradins vides où la foule en délire scandait leurs noms avant d'envahir le terrain pour porter en triomphe le duo invincible. Puis ils s'en allaient célébrer la victoire dans les vestiaires, où Scott jouait les recruteurs de la NFL [2] NFL : National Football League.
, la prestigieuse Ligue nord-américaine de football, et leur faisait signer des feuilles d'exercices de mathématiques en guise de contrats mirobolants. En général, le concierge, alerté par le bruit, débarquait dans les vestiaires déserts, et ils s'enfuyaient sans demander leur reste, Woody devant, Hillel juste derrière, et Scott à la traîne, soufflant et crachant.
Au printemps suivant, Woody se rendit à Salt Lake City pendant les vacances pour retrouver son père. Hillel lui confia son ballon de football pour qu'il puisse jouer là-bas avec son père et ses deux sœurs jumelles, qu'il ne connaissait pas.
La semaine en Utah fut catastrophique. Chez les Finn-de-Salt-Lake-City, Woody n'avait aucune place. Sa belle-mère n'était pas méchante, mais trop occupée avec les jumelles. Elle lui dit, le jour de son arrivée : « Tu m'as l'air débrouillard comme garçon. Fais comme chez toi, surtout. Tu te sers dans le frigo de ce que tu veux. Chacun mange un peu quand il a envie, les filles ont horreur de s'asseoir à table, elles n'ont aucune patience. » Le dimanche, son père lui proposa de regarder le football à la télévision. Ils y passèrent l'après-midi. Mais il ne fallait pas parler pendant les matchs et, à la mi-temps, son père se précipitait à la cuisine pour se préparer des nachos ou du pop-corn. À la fin de la journée, le père était très agacé : les équipes sur lesquelles il avait parié avaient toutes perdu. Il avait encore une séance de travail à préparer pour le lendemain et il partit au bureau au moment où Woody pensait qu'il allait l'emmener dîner quelque part.
Le lendemain, de retour d'une promenade dans le quartier, Woody, poussant la porte d'entrée, tomba sur son père qui s'apprêtait à partir faire son jogging et qui le regarda d'un air déçu et étonné. Il lui dit : « Bah alors, Woody, tu sonnes pas quand tu rentres chez les gens ? »
Woody se sentait comme un étranger chez son père. Il en était terriblement blessé. Sa véritable famille était à Baltimore. Son frère était Hillel. Il ressentit le besoin de l'entendre et lui téléphona :
— Je m'entends pas avec eux, je les aime pas, tout est nul ici ! se plaignit-il.
— Et tes sœurs ? demanda Hillel.
— Je les déteste.
Une voix de femme se fit entendre en arrière-fond : « Woody, tu es encore au téléphone ? J'espère que ce n'est pas un appel longue distance. Tu sais ce que ça coûte ? »
— Hill', il faut que je raccroche. Je me fais tout le temps engueuler ici, de toute façon.
— OK, mon vieux. Tiens bon…
— Je vais essayer… Hill' ?
— Oui ?
— Je veux rentrer à la maison.
— Je sais, mon vieux. Bientôt.
La veille de son retour à Baltimore, Woody se fit promettre par son père qu'ils dîneraient le soir tous les deux ensemble. De tout son séjour, il n'avait pas eu un moment en tête à tête avec lui. À dix-sept heures, Woody se posta devant la maison. À vingt heures, sa belle-mère lui apporta un soda et des chips. À vingt-trois heures, son père rentra.
— Woody ? dit-il en le devinant dans l'obscurité. Qu'est-ce que tu fais dehors à une heure pareille ?
— Je t'attends. On devait dîner ensemble, tu te souviens ?
Le père avança vers lui et déclencha les lumières automatiques. Woody vit son visage rougi par l'alcool.
— Désolé, mon petit gars, j'ai pas vu l'heure.
Woody haussa les épaules et lui tendit une enveloppe.
— Tiens, dit-il, c'est pour toi. Tu vois, au fond, je savais que ça allait finir comme ça.
Le père ouvrit l'enveloppe et en sortit une feuille de papier sur laquelle il était inscrit FINN.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il.
— C'est ton nom. Je te le rends. Je n'en veux plus. Je sais qui je suis désormais.
— Et qui es-tu ?
— Un Goldman.
Woody se leva et entra dans la maison sans ajouter un mot de plus.
— Attends ! s'écria son père.
— Au revoir, Ted, répondit Woody sans même le regarder.
Woody rentra un peu assombri de chez les Finn-de-SaltLake-City. Sur le terrain de Roosevelt High, il expliqua à Hillel et Scott :
— Je voulais faire du football pour être comme mon père, mais mon père, c'est juste un con qui s'est tiré et m'a abandonné. Du coup, je sais pas si j'aime vraiment le football.
— Wood', il faut que tu fasses quelque chose d'autre, pour ton plaisir.
— Ouais, mais je sais pas ce qui me fait plaisir.
— C'est quoi ta passion dans la vie ?
— Ben, j'en sais rien justement.
— Tu veux faire quoi plus tard ?
— Ben… je veux faire comme toi.
Hillel l'attrapa par les épaules et le secoua comme un arbre.
— C'est quoi ton rêve dans la vie, Wood' ? Quand tu fermes les yeux et que tu rêves, tu te vois comment ?
Woody eut un immense sourire.
— Je veux être une vedette du football.
— Eh ben voilà !
Sur le terrain de Roosevelt où le concierge les traquait assidûment, ils reprirent de plus belle leur vie de joueurs de football. Ils s'y aventuraient tous les jours après l'école et le week-end. Les jours de match, ils prenaient place dans les gradins et suivaient bruyamment la partie dont, une fois qu'elle était terminée, ils rejouaient les actions jusqu'à ce que le concierge à nouveau déboule pour les chasser. Scott avait de plus en plus de peine à courir, même sur une courte distance. Depuis qu'il avait failli faire un malaise après une course pour échapper au concierge, Woody ne se séparait plus d'une large brouette empruntée à Skunk dans laquelle Scott se précipitait s'il fallait fuir.
— Encore vous ? s'écriait le concierge, levant un poing rageur. Vous n'avez pas le droit d'être là ! Donnez-moi vos noms ! Je vais téléphoner à vos parents !
— Saute dans la brouette ! criait Woody à Scott, qui s'y précipitait, aidé par Hillel, tandis que Woody soulevait les brancards.
— Arrêtez-vous ! intimait le vieil homme qui se mettait à trotter du plus vite qu'il pouvait.
Woody, de ses bras puissants, poussait le convoi à toute allure, Hillel ouvrant la course pour le guider, et ils déboulaient à toute vitesse à travers Oak Park, où l'on ne s'étonnait plus de voir passer un étrange convoi de trois enfants, dont l'un, chétif et pâle, mais rayonnant de joie, était assis au fond d'une brouette.
Читать дальше