Cette nuit-là, il était plus de deux heures du matin lorsqu'ils finirent par se coucher. Hillel tomba comme une pierre sur son lit, mais Woody ne parvint pas à s'endormir. Il écouta autour de lui : tout semblait indiquer qu'Oncle Saul et Tante Anita dormaient à présent. Il ouvrit doucement la porte de la chambre, et se faufila discrètement jusque dans le bureau d'Oncle Saul. Il s'empara du téléphone et composa le numéro qu'il connaissait par cœur. Il était trois heures de moins dans l'Utah. À sa plus grande joie, on répondit.
— Allô ?
— Salut, P'a, c'est Woody !
— Oh, Woody… Woody comment ?
— Ben… Woody Finn.
— Oh, Woody ! Bon sang, 'scuse fiston ! Tu sais, avec le son du téléphone, je t'ai pas reconnu. Comment ça va, fils ?
— Ça va bien. Super-bien ! P'a, ça fait si longtemps qu'on s'est pas parlé ! Pourquoi tu réponds jamais ? T'as eu mes messages sur le répondeur ?
— Fiston, quand t'appelles, c'est le milieu de l'après-midi pour nous, il n'y a personne à la maison. On bosse, tu sais. Et puis j'essaie bien de rappeler des fois, mais au foyer on me dit que t'es jamais là.
— C'est parce que je vis chez les Goldman, maintenant. Tu sais bien…
— Bien sûr, les Goldman… Héhé, alors dis-moi, champion, comment tu vas ?
— Oh, P'a, on a participé à la campagne pour Clinton, c'était trop génial. Et ce soir on a fêté la victoire avec Hillel et son père. Hillel, il dit que c'est un peu grâce à nous. Tu sais pas combien de week-ends on a passé sur le parking du centre commercial à distribuer des autocollants aux gens.
— Bah, fit le père avec une voix peu enjouée, perds pas ton temps avec ces conneries, fiston. Les politicards, c'est tous des pourris !
— T'es fier de moi, quand même, P'a ?
— Bien sûr ! Bien sûr, fiston ! J' suis très fier.
— Non, parce que tu disais que la politique c'était du pourri…
— Non, si t'aimes ça, c'est bien.
— Qu'est-ce que t'aimes, toi, P'a ? On pourrait aimer quéqu' chose ensemble ?
— J'aime le football, fils ! J'aime les Cowboys de Dallas ! Ça, c'est une équipe ! Tu suis un peu le football, mon garçon ?
— Pas vraiment. Mais je vais le faire maintenant ! Et dis, tu viendras me rendre visite ici, P'a ? Je pourrais te présenter les Goldman. Ils sont drôlement chouettes.
— Volontiers, fils. Je vais venir bientôt, je te le promets.
Après avoir raccroché, Woody resta longtemps immobile sur le fauteuil d'Oncle Saul, le combiné dans la main.
Du jour au lendemain, Woody n'éprouva plus aucun intérêt pour le basket. Il ne voulait plus jouer et ni Jordan, ni les Bulls ne le passionnaient plus. Il ne jurait désormais que par les Cow-Boys de Dallas. Il continuait de jouer avec l'équipe de basket-ball de l'école, mais il n'y mettait plus de cœur. Il lançait négligemment le ballon dans les airs, qui finissait dans le panier de toute façon. Lorsqu'un samedi matin il déclara à Hillel qu'il ne voulait pas aller jouer au basket-ball et qu'il n'y jouerait probablement jamais plus, Hillel s'énerva. Ce fut leur première véritable dispute.
— C'est quoi cette obsession tout d'un coup ? s'agaça Hillel, qui n'y comprenait rien. On aime le basket, non ?
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? J'aime le football, c'est tout.
— Et pourquoi Dallas ? Pourquoi pas les Redskins de Washington ?
— Parce que je fais ce que je veux.
— T'es bizarre ! Ça fait une semaine que t'es bizarre !
— Et toi, ça fait une semaine que t'es con !
— Ben, t'énerve pas ! Je trouve juste que le football c'est nul, voilà tout. Moi, je préfère le basket.
— T'as qu'à jouer tout seul, pauvre nul, si t'aimes pas le football !
Woody s'enfuit en courant, et malgré les appels d'Hillel il ne se retourna pas et disparut. Hillel attendit un moment, espérant qu'il reviendrait. Et comme il ne revint pas, il se mit à sa recherche. Sur le terrain de sport, au Dairy Shack, au square, le long des rues qu'ils hantaient ensemble habituellement. Il se dépêcha d'aller prévenir ses parents.
— Comment ça, vous vous êtes disputés ? demanda Tante Anita.
— Il est devenu obsédé de foot, M'an. Je lui ai demandé pourquoi et il s'est énervé.
— Ça arrive, mon cœur. Ne t'inquiète pas. Les amis se disputent parfois. Il ne doit pas être allé très loin.
— Oui, mais là, il était vraiment très fâché.
Comme Woody ne rentrait pas à la maison, ils firent le tour du quartier en voiture. En vain. Oncle Saul rentra de son cabinet et écuma Oak Park également, mais Woody restait introuvable. Tante Anita prévint Artie Crawford de la situation. À l'heure du dîner, toujours sans nouvelles de Woody, Artie activa son contact au sein de la police de Baltimore pour lancer un avis de recherche.
Oncle Saul passa une partie de la soirée dehors à la recherche de Woody. À son retour, aux environs de minuit, ils étaient toujours sans nouvelles. Tante Anita envoya Hillel se coucher. En le bordant, elle s'efforça de le rassurer : « Je suis certaine qu'il va bien. Demain, tout sera oublié. »
Oncle Saul veilla encore une partie de la nuit. Il s'endormit sur le canapé et fut réveillé par le téléphone vers trois heures du matin. « Monsieur Saul Goldman ? C'est la police de Baltimore. C'est à propos de votre fils, Woodrow. »
Une demi-heure après l'appel de la police, Oncle Saul était à l'hôpital où Woody avait été conduit.
— Vous êtes son père ? demanda la réceptionniste.
— Pas exactement.
Un agent de police vint le chercher à l'accueil.
— Que s'est-il passé ? demanda Oncle Saul en suivant le policier à travers les couloirs.
— Rien de grave. On l'a ramassé dans une rue des quartiers sud. Il a quelques contusions. Il est drôlement solide ce petit. Vous pouvez le ramener chez vous. Vous êtes qui, au fait ? Son père ?
— Pas exactement.
Woody avait traversé Baltimore en bus et sans un sou. Son projet initial avait été de prendre un car jusqu'en Utah. Il avait voulu rejoindre la gare routière, mais il s'était trompé de ligne deux fois, avant de continuer à pied et de se perdre dans un mauvais quartier, où il avait fini par se faire agresser par une bande qui en voulait à l'argent qu'il n'avait pas. Il avait amoché l'un des types de la bande, mais s'était fait salement cogner par les autres.
Saul entra alors dans la chambre et trouva Woody en pleurs, le visage tuméfié. Il le prit contre lui.
— Pardon, Saul, murmura Woody dans un sanglot. Pardon de t'avoir dérangé. Je… je savais pas quoi dire. J'ai dit que t'étais mon père. Je voulais juste que quelqu'un vienne vite me chercher.
— Tu as bien fait…
— Saul… je crois que j'ai pas de parents.
— Ne dis pas ça.
— En plus, je me suis fâché avec Hillel. Il doit me détester.
— Pas du tout. Les amis parfois ont des mots. C'est normal. Viens, je te ramène à la maison. Je te ramène chez nous.
Il fallut l'intervention d'Artie Crawford pour que les policiers acceptent finalement de laisser partir Woody avec Oncle Saul.
Dans la nuit d'automne, la maison des Baltimore était la seule du quartier à être illuminée. Ils poussèrent la porte et Tante Anita et Hillel, qui attendaient dans le salon, inquiets, se précipitèrent vers eux.
— Mon Dieu, Woody ! s'écria Tante Anita lorsqu'elle vit le visage de l'enfant.
Elle conduisit Woody dans une salle de bains ; elle passa de la pommade sur ses blessures et vérifia le pansement sur son arcade sourcilière, qui avait été recousue.
— Ça fait mal ? demanda-t-elle doucement.
— Non.
— Enfin, Woody, qu'est-ce qui t'a pris ? Tu aurais pu te faire tuer !
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