Au début de l'année scolaire suivante, Tante Anita inscrivit Woody dans l'équipe de football communale d'Oak Park. Deux fois par semaine, elle venait le chercher après l'école et le conduisait à l'entraînement. Hillel l'accompagnait toujours et assistait à ses exploits depuis les gradins. C'était l'année 1993. Onze ans avant le Drame, dont le décompte avait commencé.
C'est un soir de la mi-mars 2012 que je finis par prendre mon courage à deux mains. Un soir où Kevin était absent, après avoir déposé Duke, je revins sur mes pas et sonnai à nouveau au portail de la maison.
— Tu as oublié quelque chose ? me demanda Alexandra par l'interphone.
— Il faut que je te parle.
Elle m'ouvrit et me rejoignit devant la maison. Je ne descendis pas de voiture, me contentant de baisser la vitre.
— Je voudrais t'emmener quelque part.
Tout ce qu'elle répondit fut :
— Qu'est-ce que je dois dire à Kevin ?
— Ne lui dis rien. Ou dis-lui ce que tu veux.
Elle ferma la maison et monta à la place du passager.
— Où allons-nous ? me demanda-t-elle.
— Tu verras.
Je démarrai et je quittai son quartier pour rejoindre l'autoroute en direction de Miami. C'était la tombée du soir. Les lumières des immeubles du bord de mer scintillaient autour de nous. L'autoradio diffusait les chansons du moment. Je sentis son parfum dans l'habitacle. Je me revoyais dix ans plus tôt, elle et moi, traversant le pays avec ses premières maquettes pour essayer de convaincre les radios de les diffuser. Puis, comme si le destin jouait avec nos cœurs, la station que nous écoutions dans la voiture passa le premier succès d'Alexandra. Je vis des larmes couler le long de ses joues.
— Tu te souviens quand on a entendu cette chanson à la radio pour la première fois ? me demanda-t-elle.
— Oui.
— C'est grâce à toi, Marcus, tout ça. C'est toi qui m'as poussée à me battre pour mes rêves.
— C'est grâce à toi-même. Et à personne d'autre.
— Tu sais que ce n'est pas vrai.
Elle pleurait. Je ne savais pas quoi faire. Je posai une main sur son genou et elle l'attrapa. Elle la serra fort.
Nous roulâmes en silence jusqu'à Coconut Grove. Je traversai les rues résidentielles et elle ne dit rien. Puis nous arrivâmes enfin devant la maison de mon oncle. Je me garai sur le bas-côté et je coupai le moteur.
— Où sommes-nous ? demanda Alexandra.
— C'est dans cette maison que s'est terminée l'histoire des Goldman-de-Baltimore.
— Qui habitait ici, Marcus ?
— Oncle Saul. Il a vécu ici les cinq dernières années de sa vie.
— Quand… quand est-il mort ?
— En novembre dernier. Cela va faire quatre mois.
— Je suis désolée, Marcus. Pourquoi ne m'as-tu rien dit l'autre jour ?
— Je n'avais pas envie d'en parler.
Nous sortîmes de voiture et nous nous assîmes devant la maison. Je me sentais bien.
— Que faisait ton oncle en Floride ? me demanda Alexandra.
— Il a fui Baltimore.
La nuit était tombée sur la rue calme. Nous étions dans une semi-obscurité propice à la confidence. La pénombre m'empêchait de voir ses yeux, mais je comprenais qu'Alexandra me regardait.
— Ça fait huit ans que tu me manques, Marcus.
— Toi aussi…
— Je voudrais juste être heureuse.
— Tu n'es pas heureuse avec Kevin ?
— Je voudrais être heureuse avec lui comme je l'ai été avec toi.
— Est-ce que toi et moi…
— Non, Marcus. Tu m'as fait trop de mal. Tu m'as abandonnée…
— Je suis parti parce que tu aurais dû me dire ce que tu savais, Alexandra…
Elle s'essuya les yeux du revers de son bras.
— Arrête, Marcus. Arrête de te comporter comme si tout était ma faute. Mais qu'est-ce que ça aurait changé si je te l'avais dit ? Tu crois qu'ils seraient encore vivants ? Est-ce que tu comprendras un jour que tu n'aurais pas pu sauver tes cousins ?
Elle éclata en sanglots.
— Nous aurions dû finir notre vie ensemble, Marcus.
— Tu as Kevin maintenant.
Elle sentit que je la blâmais.
— Qu'est-ce que tu aurais voulu que je fasse, Marcus ? Que je t'attende toute ma vie ? Je t'ai suffisamment attendu.
Je t'ai tellement attendu. Je t'ai attendu pendant des années.
Des années, tu m'entends. Je t'ai d'abord remplacé par un chien. Pourquoi penses-tu que j'ai pris Duke ? J'ai meublé ma solitude, en espérant que tu réapparaîtrais. Après ton départ, j'ai passé trois ans à espérer tous les jours te revoir. Je me disais que tu étais bouleversé, que tu avais besoin de temps…
— Moi aussi, je n'ai jamais cessé de penser à toi pendant toutes ces années, dis-je.
— Arrête tes salades, Markie ! Si tu avais tant envie de me revoir, tu l'aurais fait. Tu as préféré te taper cette actrice de seconde zone.
— C'était trois ans après notre séparation ! m'écriai-je. Et puis ça n'a pas compté.
Ma relation avec Lydia Gloor avait débuté sur un malentendu. Cela s'était passé à l'automne 2007, à New York. À ce moment-là, les droits de mon premier roman, G comme Goldstein, avaient été vendus à la Paramount et le tournage était prévu pour l'été suivant à Wilmington, en Caroline du Nord. Un soir, je fus invité à aller voir sur Broadway une adaptation d' Une chatte sur un toit brûlant qui connaissait un succès formidable. Dans le rôle de Maggie : Lydia Gloor, une jeune actrice de cinéma très à la mode à ce moment-là et que les réalisateurs s'arrachaient. Apparemment Lydia Gloor dans le rôle de Maggie était la révélation de l'année. La pièce se jouait à guichets fermés. La critique était unanime, le Tout-New-York s'y pressait. Mon avis à la fin de la pièce fut que Lydia Gloor jouait comme un pied : elle était bien durant les vingt premières minutes. Elle reproduisait l'accent du Sud à la perfection. Le problème était qu'elle le perdait peu à peu et qu'à la fin de la représentation, son accent avait des résonances d'allemand.
Cette histoire se serait arrêtée là si le hasard de la vie n'avait pas voulu que, le lendemain, je tombe sur elle dans le café en bas de chez moi, où je me rends tous les jours. J'étais assis à une table, à lire le journal et à boire mon café tranquillement. Je ne la vis que lorsqu'elle s'approcha de moi.
— Salut, Marcus, me dit-elle.
Nous ne nous étions jamais rencontrés et je fus étonné qu'elle connaisse mon prénom.
— Salut, Lydia. Enchanté.
Elle désigna la chaise vide devant elle.
— Je peux m'asseoir ? demanda-t-elle.
— Bien sûr.
Elle s'assit. Elle semblait gênée. Elle se mit à jouer avec son gobelet de café.
— Il paraît que tu étais à la pièce hier soir…
— Oui, c'était magnifique.
— Marcus, je voulais… Je voulais te remercier.
— Me remercier ? De quoi ?
— D'avoir accepté que je joue dans le film. Je trouve chouette que t'aies accepté. J'ai… j'ai adoré le livre, je n'ai jamais eu l'occasion de te le dire.
— Attends, attends : de quel film parles-tu ?
— Ben, de G comme Goldstein.
Et voilà qu'elle m'apprit alors qu'elle allait tenir le rôle d'Alicia (en fait Alexandra). Je n'y comprenais rien. Le casting avait été fait, j'avais approuvé chacun des acteurs. Elle n'était pas Alicia. C'était impossible.
— Il y a un malentendu, lui dis-je d'un ton très maladroit. Il y a bien le tournage du film, mais je peux t'assurer que tu ne figures pas au casting. Tu dois confondre.
— Confondre ? Non, non. J'ai signé le contrat. Je pensais que tu savais… en fait, je pensais que tu avais donné ton accord.
— Non. Je te le dis, il y a un malentendu. J'ai effectivement approuvé le casting et tu ne joues pas le rôle d'Alicia.
Читать дальше