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L'automne 1994 marqua notre entrée au lycée, et Hillel et Woody quittèrent l'enseignement privé pour rejoindre le lycée public de Buckerey High, dont l'équipe de football était très réputée. Oncle Saul et Tante Anita n'auraient sans doute jamais songé à inscrire Hillel dans un lycée public si l'entraîneur de l'équipe de Buckerey n'était pas venu en personne recruter Woody. Cela s'était passé quelques mois plus tôt, avant la fin de leur dernière année scolaire à Oak Tree. Un dimanche, un visiteur avait sonné à la maison des Goldman-de-Baltimore. L'homme n'était pas un inconnu pour Woody, qui venait de lui ouvrir la porte. Bien que son visage lui fût familier, il fut incapable de se rappeler où il l'avait vu.
— Tu es Woodrow, c'est ça ? demanda l'homme sur le pas de la porte.
— Tout le monde m'appelle Woody.
— Je m'appelle Augustus Bendham, je suis le coach de l'équipe de football du lycée de Buckerey High. Tes parents sont là ? Je voudrais vous parler à tous les trois.
Le coach Bendham fut reçu en audience par Tante Anita, Oncle Saul, Woody et Hillel. Ils s'installèrent tous les cinq dans la cuisine.
— Voilà, expliqua-t-il en jouant nerveusement avec son verre d'eau, pardonnez-moi de débarquer à l'improviste, mais je suis venu pour vous faire une proposition un peu inhabituelle. Ça fait un moment que j'observe Woodrow jouer au sein de son équipe de football. Il est doué. Il est vraiment doué. Il a un potentiel immense. Je voudrais le prendre dans l'équipe du lycée. Je sais que vos enfants sont scolarisés dans le privé et que Buckerey est un établissement public, mais mon équipe est au top cette année et je pense qu'avec un joueur de la trempe de Woody, on a toutes les chances de remporter un titre. Et puis, il va stagner dans l'équipe locale, alors que s'il joue le championnat scolaire, il va pouvoir vraiment s'améliorer. Je crois que c'est une opportunité à la fois pour Buckerey et pour Woody. En principe, je ne me permets jamais de demander à des parents d'inscrire leur gamin à Buckerey juste pour avoir un talent de plus dans mon équipe. Je compose avec ce qu'il y a, ça fait partie de mon boulot. Mais là, c'est différent. Je ne me rappelle pas avoir vu un joueur pareil à cet âge. Je voudrais beaucoup que Woodrow intègre notre équipe dès la rentrée.
— Buckerey n'est pas le lycée public le plus proche de chez nous, releva Tante Anita.
— C'est vrai, mais vous n'avez pas à vous inquiéter pour ça. La répartition des élèves entre les différents établissements est facilement arrangeable. Si votre garçon veut aller à Buckerey, alors ce sera Buckerey.
Oncle Saul se tourna vers Woody.
— Qu'en penses-tu ?
Il prit un instant de réflexion puis demanda au coach Bendham :
— Pourquoi moi ? Pourquoi vous voudriez tant que je vienne dans votre lycée ?
— Parce que je t'ai vu jouer. Et que de ma carrière, je n'avais encore jamais vu ça. T'es costaud, lourd, et pourtant tu cours à la vitesse de la lumière. À toi seul, tu vaux deux ou trois de mes joueurs. Je dis pas ça pour que tu prennes la grosse tête. T'es loin de ton meilleur niveau. Tu vas devoir travailler comme un chien. Te donner comme jamais. J'y veillerai personnellement. Je n'ai aucun doute que grâce au football, tu pourras obtenir une bourse pour n'importe quelle université du pays. Mais je pense que tu n'auras pas le temps d'aller à l'université.
— Que voulez-vous dire ? demanda Oncle Saul.
— Je pense que ce petit gars va devenir une vedette de la NFL. Croyez-moi, en règle générale je suis plutôt avare de compliments. Mais ce que j'ai vu sur le terrain ces derniers mois…
La proposition du coach Bendham fut l'unique sujet de conversation à la table du dîner des Goldman-de-Baltimore durant les jours qui suivirent. Chacun avait ses raisons de penser que la possible intégration de Woody au sein de l'équipe de football de Buckerey était une grande nouvelle. Oncle Saul et Tante Anita, pragmatiques, considéraient que c'était pour Woody une chance unique de pouvoir ensuite aller étudier dans une bonne université. Hillel et Scott — qui avaient été immédiatement prévenus des oracles du coach — lui prédisaient la gloire et l'argent. « Tu sais combien se font les footballeurs professionnels ? s'excita Hillel. Des millions ! Ils gagnent des millions de dollars. Wood', c'est énorme ! »
Renseignements pris, Buckerey High était un bon lycée, exigeant, et son équipe de football renommée. Lorsque le coach Bendham revint chez les Baltimore pour connaître le verdict final, il trouva devant la maison Woody, Hillel et Scott qui l'attendaient. « Je viens à Buckerey jouer au football si vous vous arrangez pour faire transférer également mes copains Hillel et Scott dans ce lycée. »
Il fallut ensuite convaincre les parents de Scott de laisser leur fils rejoindre un lycée public, ce à quoi ils étaient réticents. À l'invitation de Tante Anita, ils vinrent dîner un soir chez les Baltimore, sans leur fils.
— Les enfants, nous apprécions ce que vous faites pour Scott, dit Madame Neville à Woody et Hillel. Mais vous devez comprendre que la situation est compliquée. Scott est malade.
— On sait qu'il est malade, mais il doit bien aller à l'école, non ? rétorqua Woody.
— Mes chéris, expliqua doucement Tante Anita, Scott serait peut-être mieux dans une école privée.
— Mais Scott a envie de venir à Buckerey avec nous, insista Hillel. Ce serait injuste de l'en priver.
— Il faut vraiment faire très attention à lui, expliqua Gillian. Je sais que vous ne pensez pas à mal, mais avec toutes vos histoires de football…
— Ne vous inquiétez pas, Madame Neville, dit Hillel, il ne court pas. Nous le mettons dans une brouette et Woody le pousse.
— Les enfants, il n'est pas habitué à toute cette agitation.
— Mais il est heureux avec nous, Madame Neville.
— Les autres enfants vont se moquer de lui. Dans une école privée, il est mieux protégé.
— Si des élèves se moquent de lui, nous leur casserons à chacun le nez, promit gentiment Woody.
— Personne ne va casser le nez de personne ! s'énerva Oncle Saul.
— Pardon, Saul, répondit Woody. Je voulais juste aider.
— Ça n'aide pas du tout.
Patrick prit la main de sa femme.
— Gil', Scott est tellement heureux avec eux. Nous ne l'avons jamais vu comme ça. Il vit enfin.
Patrick et Gillian finirent par autoriser Scott à rejoindre Buckerey High, où il débarqua avec Hillel et Woody à l'automne 1994. Mais leurs craintes étaient fondées : dans l'univers privilégié d'Oak Tree, leur fils avait été à l'abri. Dès son premier jour au lycée, à cause de son aspect maladif il devint la cible des autres élèves. Il fut l'objet de regards et de moqueries. Cette même première journée, désorienté dans l'immensité des couloirs du nouveau bâtiment, il demanda la direction de sa salle de classe à une fille dont le petit ami, un costaud de dernière année, le coinça dans un couloir à la fin de la journée, lui tordit le bras devant tout le monde avant de lui coincer la tête dans un casier sans porte. Woody et Hillel l'y récupérèrent en sanglots. « Ne dites rien à mes parents, supplia Scott. S'ils savent, ils vont me changer d'école. »
Il fallait faire quelque chose pour Scott. Après une brève concertation entre Hillel et Woody, il fut décidé que ce dernier donnerait une raclée au costaud dès le lendemain matin, afin que tous les autres élèves soient clairement informés des conséquences de toute atteinte contre leur ami.
Que le costaud — Rick de son prénom — soit un pratiquant assidu d'arts martiaux n'impressionna pas Woody, ni ne fut d'une quelconque utilité au pauvre garçon. Comme convenu, le lendemain matin à la pause, Woody alla trouver Rick et le terrassa d'un coup de poing dans le nez, sans sommation. Rick étendu par terre, Hillel en profita pour lui verser son jus d'orange sur la tête et Scott dansa autour de son corps, les bras levés, criant victoire. Rick fut emmené à l'infirmerie et les trois autres dans le bureau de Monsieur Burdon, le principal du lycée, où furent convoqués d'urgence Oncle Saul et Tante Anita, Patrick et Gillian Neville et le coach Bendham.
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