Hillel le regarda d'un air désolé.
— Mais Scott, tes parents ne seront jamais d'accord.
Scott eut une mine affligée. Il s'assit sur le gazon et arracha des brins d'herbe. Hillel s'assit à côté de lui et passa son bras autour de ses épaules.
— T'inquiète pas, dit-il. On va arranger ça. Il suffit que tu fasses attention, ton père l'a dit. Bien boire, faire des pauses et te laver les mains.
C'est ainsi que Scott rejoignit officiellement l'équipe non officielle des Chats Sauvages. Il s'échauffait comme il pouvait, et participait à quelques exercices. Mais il était vite à bout de souffle. Il rêvait de jouer au poste d'ailier : recevoir un ballon aux 50 yards, effectuer un sprint spectaculaire, passer toute la défense adverse et marquer un touchdown. Être porté en triomphe par le reste de l'équipe, entendre le stade hurler son nom. Hillel lui attribua le poste d'ailier, mais il était évident qu'il ne pouvait pas courir plus de dix mètres. Il fut donc décidé d'une nouvelle façon de procéder : Scott serait mis dans une brouette et poussé par un joueur jusqu'à la ligne de but où le pousseur renverserait la brouette, et Scott avec. Lequel au contact du sol, le ballon dans le bras, marquerait un touchdown. Cette nouvelle combinaison, appelée « brouette », connut un succès retentissant au sein de l'équipe. Une partie de l'entraînement fut bientôt dédiée à des séances de poussées de coéquipiers dans une brouette, ce qui eut le mérite d'augmenter de façon spectaculaire les qualités de sprinteurs des joueurs, qui, une fois lancés sans leur brouette, étaient de véritables fusées.
Je n'eus jamais la chance de voir de mes propres yeux une « brouette ». Mais le spectacle devait avoir quelque chose de saisissant, parce que, bientôt, les élèves de Buckerey se pressèrent pour assister aux entraînements, d'ordinaire uniquement suivis par quelques groupies. Hillel ordonnait à ses joueurs d'exécuter des actions de match et soudain, à son signal, déboulant de nulle part, l'un des joueurs les plus robustes — souvent Woody — traversait le terrain en poussant Scott, royalement installé dans sa brouette. Le quarterback lui envoyait le ballon depuis le fond du terrain : il fallait une agilité et une force exceptionnelles de la part du pousseur pour parvenir à ce que Scott reçoive le ballon, puis il fallait continuer jusqu'à la ligne de but en zigzaguant, évitant les stoppeurs qui ne se gênaient pas pour intercepter violemment Woody, la brouette et Scott. Mais lorsque la brouette arrivait à la ligne de but et que Scott, se jetant au sol, marquait, le public poussait des hurlements de joie. Et tous criaient : « La brouette ! La brouette ! » Et Scott se relevant, d'abord félicité par ses coéquipiers, allait saluer et célébrer son but avec la cohorte de ses fans, toujours grandissante. Puis il allait boire, reprendre son souffle et se laver les mains.
Ces quelques mois d'entraînement furent les plus heureux de la scolarité du Gang des Goldman reformé. Woody, Hillel et Scott étaient les vedettes de l'équipe de football et les gloires du lycée. Jusqu'à ce jour de printemps, peu après Pâques, où Gillian Neville, qui attendait son fils sur le parking du lycée, fut alertée par les cris de joie de la foule. Scott venait de réaliser un touchdown. Gillian marcha jusqu'au terrain pour voir ce qui s'y passait et découvrit son fils, dans une tenue dépareillée de footballeur, en train de traverser le terrain à bord d'une brouette. Elle se mit à hurler :
— Scott, au nom du Ciel ! Scott, qu'est-ce que tu fais là ?
Woody s'arrêta net. Les joueurs se figèrent, les spectateurs se turent. Il y eut un silence de mort.
— Maman ? fit Scott en enlevant son casque.
— Scott ? Mais tu m'as dit que tu étais au cours d'échecs.
Scott baissa la tête et descendit de sa brouette.
— Je t'ai menti, Maman. Je suis désolé…
Elle se précipita vers son fils et l'enlaça en étranglant un sanglot.
— Ne me fais pas ça, Scott. Ne me fais pas ça, s'il te plaît. Tu sais que j'ai peur pour toi.
— Je sais, je ne veux pas que tu t'inquiètes. On ne faisait vraiment rien de mal.
Gillian Neville releva la tête et vit Hillel, un bloc-notes à la main et un sifflet autour du cou.
— Hillel, cria-t-elle en se dirigeant vers lui, tu m'avais promis !
Elle perdit son sang-froid et, se précipitant, sur lui, lui décocha une gifle retentissante.
— Est-ce que tu comprends que tu vas tuer Scott avec tes imbécillités ?
Hillel resta sous le choc du coup reçu.
— Où est l'entraîneur ? hurla Gillian. Où est le coach Bendham ? Est-il au moins au courant de ce que vous faites ?
Ce furent les prémices d'un scandale. Burdon fut prévenu, l'administration scolaire du Maryland saisie. Burdon réunit dans son bureau le coach, Scott et ses parents, Hillel, Oncle Saul et Tante Anita.
— Saviez-vous que vos joueurs organisaient des entraînements ? demanda le principal Burdon au coach.
— Oui, répondit Bendham.
— Et vous n'avez pas jugé bon d'y mettre un terme ?
— Pourquoi l'aurais-je fait ? Mes joueurs progressent. Vous connaissez le règlement, principal : les entraîneurs ne doivent pas avoir de contact avec les joueurs en dehors de la saison. Avoir Hillel qui organise des entraînements de groupe, c'est du pain bénit et parfaitement réglementaire.
Burdon soupira et se tourna vers Hillel :
— On ne t'a jamais dit qu'on ne doit pas mettre les petits enfants malades dans des brouettes ? C'est humiliant !
— M'sieur Burdon, protesta Scott, ce n'est pas ce que vous croyez ! Au contraire, je n'ai jamais été aussi heureux que ces derniers mois.
— Alors toi, on te promène en brouette, et tu es content ?
— Oui, principal Burdon.
— Mais enfin, pour l'amour du Ciel, c'est un lycée ici, pas un cirque !
Burdon congédia le coach, Scott et ses parents pour parler en privé avec les Goldman.
— Hillel, dit-il, tu es un garçon intelligent. Tu as vu dans quel état est le petit Scott Neville ? L'exercice est très dangereux pour lui.
— Au contraire, je crois qu'un peu d'exercice lui fait le plus grand bien.
— Es-tu médecin ? demanda Burdon.
— Non.
— Alors, garde tes avis pour toi, petit impertinent. Je ne te demande pas une faveur, je te donne un ordre. Cesse de mettre ce petit garçon malade dans une brouette ou de lui faire faire quelque gymnastique que ce soit. C'est très important.
— D'accord.
— Je veux plus que ça. Je veux que tu me le promettes.
— Je le promets.
— Bon. Très bien. Désormais, tes entraînements clandestins, c'est fini. Tu n'es pas membre de l'équipe, tu n'as rien à voir avec eux, je ne veux plus te voir dans leur bus, dans leur vestiaire, ou je ne sais pas où. Je ne veux plus avoir affaire à toi.
— D'abord le théâtre, maintenant le football. Vous me privez de tout ! s'indigna Hillel.
— Je ne te prive de rien, j'applique simplement les règles qui régissent le bien-vivre dans notre établissement.
— Je n'ai violé aucune règle, principal. Rien ne m'empêche d'entraîner l'équipe en dehors de la saison.
— Je te l'interdis.
— Et selon quelle base légale ?
— Hillel, souhaites-tu être renvoyé de ce lycée ?
— Non, quel problème il y a à ce que j'entraîne l'équipe en dehors de la saison ?
— Entraîner l'équipe ? Tu appelles ça un entraînement ? Mettre un enfant atteint de mucoviscidose dans une brouette pour lui faire traverser le terrain, tu appelles ça un entraînement ?
— J'ai lu le règlement, figurez-vous. Rien n'indique qu'il soit interdit qu'un joueur en transporte un autre qui tient le ballon.
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