Il s'écoula deux mois jusqu'à la proclamation des résultats du concours. Alexandra passa entre-temps son permis de conduire, et les soirs de week-end, quand Austin la laissait tomber pour sortir avec ses copains, elle passait nous prendre chez les Baltimore. Nous allions nous chercher des milk-shakes au Dairy Shack, nous allions nous garer dans une ruelle tranquille et nous nous étendions sur une pelouse, face à la nuit, à écouter la musique que diffusait l'autoradio par les portières ouvertes de la voiture. Alexandra chantait par-dessus et nous, nous imaginions sa chanson diffusée en boucle à la radio.
Dans ces moments-là, nous avions l'impression qu'elle était à nous. Nous discutions pendant des heures. Il arrivait fréquemment qu'Austin soit le sujet de notre conversation. Hillel osait les questions qui nous brûlaient à tous les trois les lèvres :
— Qu'est-ce que tu fais avec un con pareil ? demandait-il.
— Il est très loin d'être un con. Il est parfois un peu abrupt, mais c'est un chouette garçon.
— C'est vrai, se moquait Woody, ce doit être sa décapotable qui lui fait passer de l'air dans la tête.
— Non, sérieusement, le défendait Alexandra, il gagne à être connu.
— N'empêche, c'est un con, tranchait Hillel. Elle finissait par dire :
— Je l'aime. C'est comme ça.
Quand elle disait « je l'aime », nos cœurs se déchiraient.
Alexandra ne remporta pas le concours. Elle reçut pour toute réponse une lettre sèche qui lui disait que sa candidature n'était pas retenue. Austin lui dit que si elle avait perdu, c'est parce qu'elle était nulle.
Pour être tout à fait franc avec vous, lorsque Woody et Hillel me téléphonèrent pour m'annoncer la nouvelle, une partie de moi fut soulagée : il m'aurait été pénible que sa carrière soit lancée grâce à un concours déniché par Hillel et une vidéo qui ait été une fabrication intégrale des Baltimore.
J'eus néanmoins beaucoup de peine pour elle, car je savais combien elle tenait à ce concours. Après avoir obtenu par l'opérateur son numéro de téléphone, je pris mon courage à deux mains et lui téléphonai, ce que je n'avais jamais osé faire malgré l'envie qui me dévorait depuis des mois. À mon grand soulagement, ce fut elle qui répondit, mais le coup de fil commença très mal :
— Salut, Alexandra, c'est Marcus.
— Marcus qui ?
— Marcus Goldman.
— Qui ?
— Marcus, le cousin de Woody et Hillel.
— Oh, Marcus, le cousin ! Bonjour, Marcus, comment vas-tu ?
Je lui dis que je téléphonais à propos du concours, que j'étais désolé qu'elle n'ait pas gagné et, à mesure que nous parlâmes, elle éclata en sanglots.
— Personne ne croit en moi, dit-elle. Je me sens si seule. Tout le monde s'en fout.
— Moi, je m'en fous pas, dis-je. S'ils ne t'ont pas prise, c'est que c'est un concours de nuls. Ils ne te méritent pas ! Ne te laisse pas abattre ! Fonce ! Enregistre une autre démo !
Après avoir raccroché, je rassemblai les économies que j'avais, les mis dans une enveloppe et les lui envoyai pour qu'elle puisse enregistrer une maquette professionnelle.
Quelques jours plus tard, je reçus un avis de retrait d'un envoi postal. Ma mère, inquiète, m'interrogea longuement pour savoir si j'avais acheté des vidéos pornographiques.
— Non, Maman.
— Promets-le moi.
— Je te le promets. Si c'était le cas, je les aurais fait envoyer ailleurs.
— Où ça ?
— Maman, c'était une plaisanterie. Je n'ai pas commandé de vidéos pornographiques.
— Alors, qu'est-ce que c'est ?
— Je ne sais pas.
Malgré mes protestations, elle tint à m'accompagner au bureau de poste pour aller chercher l'envoi et se tint derrière moi au guichet.
— D'où vient l'envoi ? demanda-t-elle à l'employé de poste.
— Baltimore, répondit-il en me remettant une enveloppe.
— Est-ce que tu attends quelque chose de tes cousins ? demanda ma mère.
— Non, Maman.
Elle me somma d'ouvrir et je finis par lui dire :
— Maman, je crois que c'est personnel.
La terreur de la pornographie passée, son visage s'éclaira.
— Tu as une petite amie à Baltimore ?
Je la regardai sans répondre et elle me fit la grâce d'aller attendre dans la voiture. Je m'isolai dans un coin du bureau de poste et décachetai l'enveloppe avec précaution.
Cher Markikette,
Je m'en veux : je ne t'ai jamais remercié de m'avoir écrit pour me dire que tu aurais voulu vivre à Baltimore. J'ai été très touchée. Peut-être qu'un jour tu déménageras ici, qui sait ?
Je te remercie de ta lettre et de l'argent. Je ne peux pas accepter cet argent mais tu m'as convaincue d'utiliser mes économies pour enregistrer une maquette et persévérer.
Tu es une personne très spéciale. J'ai de la chance de te connaître. Merci de m'encourager à devenir musicienne, tu es le seul à croire en moi. Je ne l'oublierai jamais.
J’espère te revoir bientôt à Baltimore.
Tendrement,
Alexandra PS : Il vaut mieux que tu ne dises pas à tes cousins que je t'ai écrit.
Je relus la lettre dix fois. Je la serrai contre mon cceur. Je dansai sur le sol en béton du bureau de poste. Alexandra m'avait écrit. À moi. Je sentais mon ventre serré par l'émotion. Je rejoignis ma mère dans la voiture et je ne dis pas un mot de tout le trajet. Puis, alors que nous arrivions dans notre allée, je lui dis :
— Je suis content de ne pas avoir la mucoviscidose, Maman.
— Tant mieux, mon chéri. Tant mieux.
Ce 26 mars 2012, jour de la parution du journal, je restai enfermé chez moi.
Mon téléphone sonnait sans arrêt. Je ne répondais plus. C'était inutile : tout le monde voulait savoir si c'était vrai. Est-ce que j'étais en couple avec Alexandra Neville ?
Je savais qu'il n'allait pas falloir longtemps pour que des paparazzis s'installent devant ma porte. Je décidai d'aller faire suffisamment de courses pour n'avoir plus besoin de bouger de chez moi pour un bout de temps. En revenant du supermarché, le coffre de ma voiture rempli de sacs de nourriture, Leo, qui jardinait devant sa maison, me demanda si j'avais prévu de tenir un siège.
— Alors, vous n'êtes pas au courant ?
— Non.
Je lui montrai un exemplaire du magazine.
— Qui a pris ces photos ? demanda-t-il.
— Le type du van. C'était un paparazzi.
— Vous avez voulu devenir célèbre, Marcus. Et à présent votre vie ne vous appartient plus. Vous avez besoin d'un coup de main ?
— Non, merci, Leo.
Nous entendîmes soudain un aboiement derrière nous. C'était Duke.
— Qu'est-ce que tu fais là, Duke ? lui demandai-je.
Il me fixa de ses yeux noirs.
— Va-t'en, lui ordonnai-je.
J'allai déposer une partie de mes sacs sous mon porche et le chien me suivit.
— Va-t'en ! m'écriai-je. Il me regarda sans broncher.
— Va-t'en !
Il resta immobile.
À cet instant, j'entendis un bruit de moteur. Une voiture freina. C'était Kevin. Il était dans tous ses états. Il sauta hors de sa voiture et se dirigea vers moi, décidé à en découdre.
— Fils de pute ! me hurla-t-il au visage. Je reculai.
— Il ne s'est rien passé, Kevin ! Ces photos sont un mensonge ! Alexandra tient à toi. Il resta à distance.
— Tu t'es bien foutu de moi…
— Je ne me suis foutu de personne, Kevin.
— Pourquoi ne m'as-tu jamais dit ce qui s'était passé entre Alexandra et toi ?
— Ce n'était pas à moi de t'en parler.
Il pointa un doigt menaçant dans ma direction.
— Tire-toi de nos vies, Marcus.
Il attrapa Duke par le collier pour le traîner à la voiture. Celui-ci essaya de se dégager. « Viens ici ! » hurla-t-il en le secouant.
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