Ce fut une scène difficile à supporter. Je me remémorai soudain toutes les fois où j'avais haï Scott, où j'avais jalousé sa maladie et réclamé d'avoir moi aussi la mucoviscidose. J'eus envie de pleurer mais je ne voulais pas le faire devant Alexandra. Je sortis dans le jardin. Je me traitai de salopard. Salopard ! Salopard ! Puis je sentis une main sur mon épaule. Je me retournai : c'était Oncle Saul. Il m'étreignit et j'éclatai en sanglots.
Je n'oublierai jamais comment il me serra contre lui ce jour-là.
Il s'ensuivit des semaines de tristesse.
Hillel et Woody se sentaient coupables. Pour ne rien arranger, le principal Burdon exigea des sanctions.
Il convoqua Hillel et le coach Bendham. La réunion dura plus d'une heure. Woody faisait les cent pas derrière la porte, inquiet. La porte s'ouvrit enfin et Hillel sortit du bureau en larmes.
— Je suis viré de l'équipe ! hurla-t-il.
— Quoi ? Comment ça ?
Hillel ne répondit pas et s'enfuit en courant dans le couloir. Woody vit alors le coach Bendham sortir du bureau à son tour, avec une mine catastrophée.
— Coach, dites-moi que ce n'est pas vrai ! s'écria-t-il. Coach, que se passe-t-il ?
— Ce qui s'est passé est très grave. Hillel doit quitter l'équipe. Je suis vraiment désolé… Je ne peux rien faire.
Woody, furieux, entra sans frapper dans le bureau de Burdon.
— Principal Burdon, vous ne pouvez pas renvoyer Hillel de l'équipe de football !
— De quoi je me mêle, Woodrow ? Et qui te permet de débarquer comme ça dans mon bureau ?
— C'est une vengeance ? C'est ça ?
— Woodrow, je ne te le dirai pas deux fois : sors de ce bureau.
— Vous ne voulez même pas m'expliquer pour quel motif vous avez renvoyé Hillel ?
— Je ne l'ai pas renvoyé. Techniquement, il n'a jamais fait partie de l'équipe. Aucun élève ne peut avoir la charge d'autres élèves. Le coach Bendham n'aurait jamais dû lui proposer cette fonction d'assistant. Et puis, dois-je te rappeler qu'il a tué un élève, Woody ? Sans ses idées farfelues, Scott Neville serait encore en vie !
— Il n'a tué personne. C'était le rêve de Scott de jouer !
— Je n'apprécie pas du tout ce ton, Woodrow. Que veux-tu : ton petit copain se plaint que je ne fais pas mon boulot correctement. Je vais le faire, mon boulot. Tu vas voir. Va-t'en maintenant.
— Vous n'avez pas le droit de faire ça à Hillel !
— J'ai tous les droits. Je suis le principal de ce lycée. Vous n'êtes que les élèves. Vous n'êtes rien d'autre que des élèves. Tu comprends ça ?
— Vous le paierez !
— C'est une menace ?
— Non, c'est une promesse.
Personne ne put rien y faire. Ce fut la fin du football pour Hillel.
Au beau milieu de la nuit qui suivit, Woody se faufila hors de la maison des Goldman et se rendit à vélo jusqu'à la maison de Burdon. À la faveur de l'obscurité, il rampa à travers le jardin, sortit une bombe de peinture de son sac et inscrivit en lettres immenses sur toute la façade de la maison : BURDON SAC À MERDE. À peine eut-il terminé d'inscrire le dernier mot qu'il sentit un halo de lumière braqué sur sa nuque. Il se retourna mais ne put rien voir, aveuglé par la torche qu'on braquait sur lui. « Qu'est-ce que tu fabriques là, mon gars ? » interrogea fermement une voix d'homme. Et Woody comprit que c'était deux policiers.
Réveillés par un appel de la police, Oncle Saul et Tante Anita furent priés de se présenter au commissariat pour venir y chercher Woody.
— Burdon sac à merde ? se désola Tante Anita. T'as rien trouvé de mieux ? Oh, Woody, qu'est-ce qui t'a pris de faire un truc pareil ?
Il baissa la tête honteusement et marmonna :
— Je voulais me venger de ce qu'il a fait à Hillel.
— Mais on ne se venge pas ! lui répondit Oncle Saul d'un ton sans colère. Ce n'est pas comme ça que les choses fonctionnent, et tu le sais très bien.
— Qu'est-ce qui va m'arriver maintenant ? demanda Woody.
— Ça dépend si le principal Burdon porte plainte ou non.
— Est-ce que je vais être renvoyé du lycée ?
— Nous l'ignorons. Tu as fait une grave bêtise, Woody, et ton destin n'est plus entre tes mains.
Woody fut renvoyé du lycée de Buckerey.
Le coach Bendham fit tout pour le défendre face à Burdon, avec qui il eut une violente altercation quand celui-ci refusa de revenir sur la décision de renvoi.
— Mais pourquoi êtes-vous borné à ce point, Steve ? explosa Bendham.
— Parce qu'il y a des règles, coach, et qu'il faut les respecter. Vous avez vu ce que ce petit voyou a fait à ma maison ?
— Mais on parle d'une connerie de gamin ! Vous auriez dû lui faire balayer les chiottes de l'école pendant six mois, mais vous ne pouvez pas faire ça, vous ne pouvez pas écraser ces deux gamins comme vous l'avez fait.
— Augustus, c'est comme ça.
— Bon sang, Steve, vous dirigez une école, une école bordel de merde ! Vous êtes là pour construire les vies de ces gosses ! Pas pour les détruire.
— Justement, je dirige une école. Et vous ne semblez pas réaliser ce que cela implique comme responsabilités. Nous sommes là pour que ces enfants s'adaptent à notre société, et non l'inverse. Ils doivent apprendre qu'il y a des règles, et que si on ne les respecte pas, il y a des conséquences. Trouvez-moi cruel si vous voulez, je sais que je le fais pour eux et qu'un jour ils m'en remercieront. Des gamins comme ça, ils finissent en prison si personne ne les reprend en main.
— Des gamins comme ça, Steve, ils finissent stars de la NFL et Prix Nobel ! Vous verrez que dans dix ans, il y aura des caméras dans ce préau pour filmer la gloire des Goldman.
— Pfff ! la gloire des Goldman ! Ne me dites pas que vous croyez à ces conneries…
— Et devant les journalistes qui tendront leur micro, vous bafouillerez comme un minable qu'ils étaient vos élèves préférés, les meilleurs de votre lycée et que vous n'avez jamais douté de leur talent !
— Ça suffit, coach, vous dépassez les bornes. J'en ai assez entendu.
— Vous savez quoi, Steve, c'est moi qui en ai assez entendu : allez vous faire foutre !
— Pardon ? Avez-vous complètement perdu la tête ? Je vais faire un rapport, Augustus. Vous allez y passer aussi !
— Faites tous les rapports que vous voulez. Je me barre ! Je ne participerai pas à votre système merdique, qui n'a rien su faire d'autre que de priver deux gamins de leurs rêves. Je me tire, vous ne me reverrez plus !
Il était parti en claquant la porte de toutes ses forces et il avait démissionné de son poste avec effet immédiat, demandant sa mise à la retraite anticipée.
Le week-end qui suivit, Woody vint chez lui et le trouva en train de charger ses affaires dans son camping-car.
— Partez pas, coach… l'équipe a besoin de vous.
— Il n'y a plus d'équipe, Woody, répondit Bendham sans interrompre sa tâche. Ça fait longtemps que j'aurais dû prendre ma retraite.
— Coach, je suis venu pour vous demander pardon. Tout est ma faute.
Bendham posa son carton dans l'herbe.
— Non, Woody, pas du tout. C'est la faute de ce système merdique ! De ces profs pourris. C'est moi qui te demande pardon, Woody. Je n'ai pas été foutu de vous défendre correctement, Hillel et toi.
— Alors, vous fuyez ?
— Non, je prends ma retraite. Je vais traverser le pays, je serai en Alaska d'ici à cet été.
— Vous vous tirez dans votre foutu camping-car jusqu'en Alaska pour ne pas voir la réalité, coach.
— Pas du tout. J'ai toujours eu envie de faire ce voyage.
— Mais vous avez toute la vie pour aller jusque dans ce putain d'Alaska !
— La vie n'est pas si longue, mon garçon.
Читать дальше