— Marcus, mais vas-tu me dire ce qui te prend ?
— Ce qui me prend ? Mais j'espère que tu plaisantes ! Comment as-tu pu me faire un coup pareil ?
— Mais de quoi tu parles ?
— De mon anniversaire !
— Quoi, ton anniversaire ?
— Tu m'as planté le soir de mon anniversaire ! Je t'ai invitée chez moi et tu n'es pas venue !
— Comment tu veux que je sache que c'est ton anniversaire si tu ne me dis rien ?
— J'ai mis une carte dans ton casier.
— Je ne l'ai jamais eue…
— Oh, fis-je un peu désarçonné. Je m'étais donc trompé de casier…
— Et puis, Markie, t'es pas un peu crétin de me faire des jeux de piste au lieu de me passer un coup de téléphone pour me donner les informations ? Dans un couple, il faut communiquer.
— Ha ! Parce qu'on est un couple ?
— Qu'est-ce que tu crois qu'on est, Markichiottes !
Elle planta ses yeux dans les miens et je me sentis envahi d'une immense sensation de bonheur. Nous étions un couple. C'était la première fois qu'une fille me disait que nous étions en couple. Elle m'attrapa, plongea devant tout le monde sa langue dans ma bouche, me repoussa en arrière et me dit : « Tire-toi, maintenant. »
J'étais en couple. Je n'en revenais pas. Ce dont je ne revins pas non plus, c'est que le week-end suivant, Alexandra vint me chercher en voiture à Montclair et m'emmena « faire un tour ». Je ne compris d'abord pas où nous allions, jusqu'à ce que nous prîmes le Lincoln Tunnel.
— On va à Manhattan ?
— Oui, mon ange.
Puis je réalisai qu'on y passerait la nuit lorsqu'elle s'arrêta devant le Waldorf Astoria.
— Le Waldorf ?
— Oui.
— On va dormir à l'hôtel ?
— Oui.
— Mais j'ai pas d'affaires de rechange, dis-je.
— Je suis sûre qu'on te trouvera une brosse à dents et une chemise. Ils ont ce genre de choses à New York, tu sais.
— J'ai même pas prévenu mes parents…
— Ils ont dans cet hôtel des machines spéciales qu'on appelle téléphones et qui te permettent d'entrer en contact avec le reste de l'humanité. Tu vas appeler ta mère et lui dire que tu dors chez un copain, Markikette. Il est temps de prendre des risques dans la vie. Tu veux quand même pas rester un Montclair toute ta vie, non ?
— Qu'est-ce que tu viens de dire ?
— J'ai dit : tu ne veux quand même pas rester à Montclair toute ta vie, non ?
Je n'avais jamais mis les pieds dans un hôtel pareil. Avec un culot phénoménal, Alexandra brandit à la réception de l'hôtel une fausse carte d'identité qui lui donnait vingt-deux ans, paya avec une carte de crédit qu'elle sortit de je-ne-sais-où, puis demanda au réceptionniste : « Le jeune homme derrière moi a oublié toutes ses affaires. Si vous pouvez mettre dans la chambre un nécessaire de toilette complet, il vous en sera infiniment reconnaissant. » J'ouvris des yeux comme des billes. C'était ma première fois en couple, la première fois que je faisais l'amour dans un hôtel et la première fois que je mentais de façon éhontée à ma mère pour aller passer la nuit dans les bras d'une fille, et quelle fille !
Ce soir-là, elle m'emmena dans un café de West Village pourvu d'une petite scène pour des concerts intimistes. Elle s'installa sur la scène où l'attendait une guitare et joua durant plus d'une heure ses compositions. Tout le café la regardait, mais c'était moi qu'elle regardait. C'était l'une des premières soirées douces du printemps. Après le concert, nous déambulâmes longuement dans le quartier. Elle disait que c'était là qu'elle se voyait vivre un jour, dans un appartement avec une grande terrasse, pour passer ses soirées dehors à regarder la ville. Elle parlait et moi je buvais ses paroles.
De retour au Waldorf Astoria, alors que ma mère me croyait chez mon copain Ed, nous fîmes longuement l'amour. Le mur de la chambre était orné d'un grand miroir et je me vis entre ses cuisses. Observant dans le reflet notre nudité et nos gestes, je nous trouvai très beaux ; nous l'étions. Sur elle, du haut de mes seize ans, je me sentais fort comme un homme. Sûr de moi et téméraire, j'imprimais en elle le mouvement et la cadence que je savais lui plaire et qui finissaient par la faire se cambrer de plus en plus, en demander encore et s'accrocher à mon dos au moment où venait en elle la décharge de plaisir qui la faisait gémir une dernière fois, marquant ma peau du bout de ses ongles délicatement vernis. Un silence complice envahissait la pièce. Elle relevait ses cheveux d'un geste de la main, s'effondrait sur une pile de coussins, le souffle court, m'offrant la vision de sa poitrine perlée de sueur.
C'est Alexandra qui me poussa à oser vivre ma vie. Quand elle s'apprêtait à commettre quelque chose d'un peu interdit et qu'elle pressentait ma réticence, elle m'attrapait la main, me regardait avec ses yeux de feu et me disait : « T'as peur, Markie ? T'as peur de quoi ? » Et elle serrait ma main encore et m'entraînait dans son monde. J'appelais ça le monde d'Alexandra. Elle m'impressionnait tellement qu'un jour, je finis par lui dire :
— Peut-être que je suis un peu amoureux de toi.
Elle attrapa mon visage entre ses mains et plongea ses yeux dans les miens.
— Markikette, il y a des choses qu'il faut éviter de dire à une fille.
— Je plaisantais, dis-je en me défaisant de son étreinte.
— C'est ça.
Avant de vous le confier ici, je n'ai jamais raconté à personne l'amour absolu que j'ai partagé avec Alexandra Neville durant l'année 1995–1996. Je n'ai jamais raconté non plus à personne qu'elle me brisa le cœur après dix mois de relation. Elle m'avait rendu si heureux, il était inévitable qu'elle finisse un jour par me faire de la peine.
À la fin de l'été 1996, elle partit pour une université du Connecticut. Elle vint me trouver à Montclair pour me l'annoncer, courageusement, la veille de son départ, alors que nous nous promenions dans mon quartier.
— Le Connecticut, ce n'est pas si loin, dis-je. Et puis, je suis en train de passer mon permis de conduire…
Elle eut un regard plein de tendresse.
— Markikette…
À la seule façon dont elle avait prononcé mon nom, je compris.
— Alors tu veux plus de moi…
— Markie, c'est pas ça… C'est l'université… C'est une nouvelle étape pour moi, je veux être libre. Toi, tu… Tu es encore au lycée.
Je pinçai mes lèvres pour ne pas éclater en sanglots.
— Alors au revoir, dis-je simplement.
Elle me prit la main, je me dégageai. Elle vit mes yeux briller.
— Markikette, tu ne vas pas pleurer quand même…
Elle me serra dans ses bras.
— Pourquoi tu voudrais que je pleure ? dis-je.
Longtemps ma mère me demanda des nouvelles de la « petite Alexandra ». Et lorsqu'une de ses amies lui confiait que son fils avait besoin d'appui scolaire, elle se lamentait : « Dommage, disait ma mère, la petite Alexandra, elle était drôlement bien. Votre Gary l'aurait beaucoup aimée. »
Pendant des années, ce fut la ritournelle de ma mère : « Qu'est devenue la petite Alexandra ? » Et moi : « Je ne sais pas. — Tu n'as plus jamais eu de nouvelles ? — Plus jamais. — C'est dommage », concluait ma mère sur un ton visiblement déçu.
Longtemps, elle crut que je ne l'avais plus jamais revue.
L'été 1996, celui de ma rupture avec Alexandra, eut quelque chose d'un peu apocalyptique.
Elle me quitta juste avant mon départ pour les Hamptons et pour la première fois de ma vie, je me rendis là-bas le cœur lourd. En y arrivant, je réalisai que c'était tout le Gang des Goldman qui était d'humeur morose. L'année écoulée avait été difficile : après la mort de Scott, la routine paisible de mes cousins s'était disloquée.
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