— Bon, Hillel, éructa Burdon qui avait perdu son calme, tu veux jouer les avocats, c'est ça ? Tu es l'avocat des petits malades en brouette ?
— Je voudrais juste que vous ne soyez pas aussi psychorigide.
Le principal prit un air contrit et déclara à l'attention d'Oncle Saul et Tante Anita :
— Monsieur et Madame Goldman, Hillel est un gentil petit. Mais c'est le système public, ici. Si vous n'êtes pas satisfaits, il faut retourner dans le privé.
— Je vous rappelle que c'est le lycée de Buckerey qui est venu nous chercher, rétorqua Hillel.
— Woody, oui. Mais toi, c'est différent : tu es là parce que Woody voulait que tu l'accompagnes et nous avons accepté qu'il en soit ainsi. Mais sens-toi libre de changer d'école si c'est ça que tu veux.
— C'est vraiment pas gentil de dire ça. Ça veut dire que vous vous en foutez de moi !
— Mais enfin, je ne m'en fous pas du tout ! Je pense que tu es un garçon très gentil, je t'apprécie beaucoup, mais tu es un élève comme un autre, voilà tout. Tu veux rester dans un lycée public, tu dois en accepter les règles. C'est comme ça que notre système fonctionne.
— Vous êtes médiocre, principal. Votre lycée est médiocre. Envoyer les gens dans le privé, c'est votre réponse à tout ? Vous nivelez tout par le bas ! Vous interdisez Steinbeck pour trois gros mots dans le texte, mais vous êtes incapable de comprendre la portée de son œuvre ! Et vous vous cachez derrière des règlements obscurs pour justifier votre manque d'ambition intellectuelle. Et ne venez pas parler d'un système qui fonctionne, car notre système scolaire public dysfonctionne totalement et vous le savez. Et un pays dont le système scolaire ne marche pas n'est ni une démocratie ni un État de droit !
Il y eut un long silence. Le principal soupira et finit par demander :
— Hillel, quel âge as-tu ?
— J'ai quatorze ans, principal Burdon.
— Quatorze ans. Et pourquoi n'es-tu pas en train de faire du skate avec tes autres camarades, au lieu de demander si la garantie de l'État de droit dépend de la qualité de son système scolaire ?
Burdon se leva et alla ouvrir la porte de son bureau pour signifier que l'entretien était terminé. Woody, qui attendait sur une chaise dans le couloir, entendit le principal dire à Oncle Saul et Tante Anita en leur serrant la main :
— Je crois que votre petit Hillel ne trouvera jamais sa place ici.
Hillel éclata en sanglots :
— Mais non, vous n'avez rien compris ! J'ai passé une heure à vous parler et vous n'avez même pas eu la décence de m'écouter. (Il se tourna vers ses parents.) Maman, Papa, je voudrais juste qu'on m'écoute ! Je voudrais un peu de considération !
Pour calmer les esprits, les Baltimore allèrent tous les quatre boire un milk-shake au Dairy Shack d'Oak Park. Installés face à face sur deux banquettes, ils restèrent inhabituellement silencieux.
— Hillel chaton, finit par dire Tante Anita, avec ton père, nous avons beaucoup discuté de la situation… il y a cette école spécialement adaptée…
— Non, pas une école spéciale ! s'écria Hillel. Pas ça, je vous en supplie ! Vous ne pouvez pas me séparer de Woody.
Anita sortit une brochure de son sac et la déposa sur la table.
— Jettes-y au moins un œil. C'est un endroit qui s'appelle Blueberry Hill. Je crois que tu y serais bien. Je ne supporte plus de te voir si malheureux dans ce lycée.
Hillel, de mauvaise grâce, feuilleta le document.
— En plus, c'est à 60 miles d'ici ! s'indigna-t-il. C'est hors de question ! Je ne vais quand même pas faire 120 miles aller-retour tous les jours !
— Hillel chéri, mon ange… tu dormirais là-bas…
— Quoi ? Non, non ! Je ne veux pas !
— Chaton, tu rentrerais tous les week-ends. Ça te permettra d'apprendre tellement de choses. Tu t'ennuies à l'école.
— Non, Maman, je ne veux pas ! JE NE VEUX PAS ! Pourquoi est-ce que je devrais aller là-bas ?
Ce soir-là, Woody et Hillel lurent ensemble la brochure de Blueberry Hill.
— Wood', il faut que tu m'aides ! supplia Hillel, complètement paniqué. Je ne veux pas aller là-bas. Je ne veux pas qu'on soit séparés.
— Moi non plus, je ne veux pas. Mais je sais pas quoi faire pour toi : c'est toi le fortiche à l'école, en principe. Essaie d'arrêter de te faire remarquer. T'es capable de faire ça ? Tu as fait élire le président Clinton ! Tu connais tout sur tout ! Fais un effort. Ne laisse pas ce stupide Burdon te démolir. Allez, t'inquiète pas, Hill', je vais pas te laisser partir.
Hillel, terrifié à l'idée d'être envoyé à l'école spéciale, n'eut plus le moral à faire quoi que ce soit. Le vendredi soir, Tante Anita entra dans la chambre de Woody. Il était à son bureau en train de faire ses devoirs.
— Woody, j'ai eu le coach Bendham au téléphone. Il dit que tu lui as laissé un mot lui signifiant que tu quittais l'équipe de football. Est-ce que c'est vrai ?
Woody baissa la tête.
— À quoi ça sert, de toute façon ?, murmura-t-il.
— Qu'est-ce que tu veux dire, trésor ? demanda-t-elle en s'agenouillant près de lui pour être à sa hauteur.
— Si Hill' va à l'école spéciale, ça veut dire que je pourrai plus habiter chez vous, hein ?
— Non, Woody, bien sûr que non. C'est ta maison, ça ne change rien. Nous t'aimons comme un fils, tu le sais. L'école spéciale est un endroit pour Hillel, pour l'aider à s'épanouir. C'est pour son bien. Tu es chez toi pour toujours ici.
Il laissa couler une larme sur sa joue. Elle le prit contre lui et le serra fort contre sa poitrine.
Le dimanche, peu avant l'heure du déjeuner, le coach Bendham passa à l'improviste chez les Goldman-de-Baltimore. Il proposa à Woody d'aller déjeuner et l'emmena manger un hamburger dans un diner où il avait ses habitudes.
— Je suis désolé pour ma lettre, coach, s'excusa Woody à table. Je n'avais pas vraiment envie de quitter l'équipe. J'étais en colère à cause des histoires qu'on fait à Hillel.
— Tu sais, mon garçon, j'ai soixante ans. Ça doit faire à peu près quarante ans que j'entraîne des équipes de football, et de toute ma carrière je n'ai jamais été déjeuner avec un seul de mes gars. Moi, j'ai mes règles et ça, c'est pas dans mes règles. Pourquoi ferais-je cela ? J'en ai eu des types qui ont décidé qu'ils voulaient quitter l'équipe. Ils préféraient aller retrouver des nanas plutôt que courir avec un ballon dans les bras. C'était un signe, ça voulait dire qu'ils n'étaient pas sérieux. Je n'ai pas perdu de temps à essayer de les récupérer. Pourquoi perdre du temps avec des types qui ne voulaient pas jouer quand j'avais des gars qui se bousculaient au portillon pour rejoindre l'équipe ?
— Je suis sérieux, coach. Je vous le promets !
— Je le sais, mon garçon. C'est pour ça que je suis là.
Un serveur leur apporta leur commande. Le coach attendit qu'il fût parti pour reprendre :
— Écoute, Woody, je sais qu'il y a une bonne raison pour que tu m'aies écrit ce mot. Je voudrais que tu me dises ce qui se passe.
Woody expliqua les soucis que rencontrait Hillel, le principal Burdon qui ne voulait rien entendre et la menace de l'école spéciale qui planait.
— Il n'a pas de problème d'attention, dit Woody.
— Je le sais bien, mon garçon, répondit le coach. Y a qu'à l'entendre s'exprimer. Dans sa tête, il est déjà à un stade de développement plus élevé que la plupart de ses enseignants.
— Hillel a besoin d'un défi ! Il a besoin de se sentir tiré vers le haut. Il est heureux avec vous. Il est heureux sur le terrain !
— Tu veux qu'il rejoigne l'équipe ? Mais qu'est-ce qu'on va faire de lui ? C'est le type le plus maigre que j'aie vu de toute ma vie.
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