— Bien sûr ! Mais, Iris, je ne veux pas vous prendre de votre temps.
Elle s’approcha de moi et plongea ses yeux dans les miens.
— Quand vous me connaîtrez un peu plus, vous saurez que maintenant on ne peut plus me forcer à faire quoi que ce soit dont je n’ai pas le plus profond désir.
Le quart d’heure suivant, elle papillonna autour de moi avec son mètre-ruban. Elle notait toutes mes mensurations sur un carnet qu’elle avait déposé sur le sol. Elle me fit parler de mon travail, de l’agence, de ma sœur, de ma famille… Je me confiais sans même m’en rendre compte.
— Comment va votre amant ?
Je sursautai.
— Mon quoi ? m’étranglai-je.
Iris me fit face.
— Je sais que vous n’êtes pas mariée, mais franchement, pour une femme comme vous, Yaël, je trouve le terme petit ami franchement réducteur. Excusez-moi si je vous ai choquée.
Si la situation n’avait pas été si désespérée entre Marc et moi, j’aurais ri de sa remarque. Lui, un peu moins, je crois.
— Non, non, pas du tout. Mais…
— Oh, vous vous demandez comment je le sais ? C’est simple, quand Gabriel est rentré chez nous, après vous avoir vue partir avec cet homme, il était heureux, vous ne pouvez pas imaginer ! Pire qu’un enfant le matin de Noël ! La Porsche lui a d’ailleurs beaucoup plu !
S’il avait su qu’au même moment on était en train de s’écharper, Marc et moi… Et pourtant, à cet instant, j’aurais donné n’importe quoi pour y être à nouveau. Au moins, j’aurais été avec lui. Ma gorge se noua, je baissai la tête, les larmes montaient. Je devais encore faire face à des retours de bâton, des souvenirs qui me revenaient en pleine face comme un boomerang. Je sentis un doigt sous mon menton, Iris releva mon visage délicatement, et me regarda dans les yeux.
— Racontez-moi.
— C’est trop compliqué !
Elle éclata de rire.
— Vous ne pourrez jamais faire pire que moi.
Sa bonne humeur était contagieuse, je me détendis.
— Pourquoi ? me permis-je de lui demander.
Elle m’attrapa par le bras et m’entraîna jusqu’à la méridienne.
— Yaël, pour que nous soyons ensemble avec Gabriel, il nous a fallu enjamber de nombreux obstacles : mon mariage, la maîtresse de mon premier mari, toutes celles de Gabriel, ainsi que l’amour pathologique et destructeur de notre mentor à tous les deux, Marthe… [1] Voir Entre mes mains le bonheur se faufile , éditions Michel Lafon, 2014.
L’espace d’un instant, elle ne fut plus avec moi.
— Mais nous y sommes arrivés, reprit-elle sereinement. S’il meurt, je meurs, et inversement.
J’avais la bouche grande ouverte. Iris rit à nouveau.
— Je vous ai tracé ma vie dans les grandes lignes, absolument pas pour vous en mettre plein la vue, mais pour que vous compreniez qu’il n’y a pas de cas désespérés. Je vous écoute.
Durant une bonne demi-heure, je vidai mon sac sans m’épargner. Je lui dis tout, lui confiai tout. Et ça me fit du bien d’en parler, ça me soulagea, ça me réconcilia avec moi-même. Finalement, je ne m’étais jamais autorisée à en parler à qui que ce soit de cette façon. Même pas à Alice. J’ai besoin d’amis .
— Yaël… vous êtes forte, vous vous en sortirez, c’est une certitude.
Elle me détailla, toujours un grand sourire aux lèvres. Puis elle se leva sans que je m’y attende.
— Je reviens, ne bougez pas.
Elle fut rapide comme l’éclair. En moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, j’entendis à nouveau le bruit de ses talons.
— Mettez-vous devant le miroir, me dit-elle.
Je lui obéis. Elle se plaça derrière moi. Je me regardai.
— Il manque juste une petite fantaisie séductrice à votre tenue du jour et vous serez parfaite.
Comment allait-elle réussir à transformer mon tailleur-pantalon noir, sous lequel je portais une chemise masculine bleu ciel ?
— Excusez-moi, me dit-elle en revenant se placer devant moi.
Je n’eus pas le temps de réagir qu’avec dextérité elle déboutonna trois boutons de ma chemise. J’eus l’impression de me retrouver les seins à l’air. Puis elle passa autour de mon cou, une cravate noire toute fine, qu’elle noua de telle façon que le nœud cachait la partie trop dévoilée de mon décolleté. Ensuite, elle repassa dans mon dos, défit ma queue-de-cheval, et eut à nouveau le même geste qu’un peu plus tôt. Elle leva délicatement mon menton, toujours son grand sourire aux lèvres.
— Regardez-vous, Yaël. Arrêtez de vous flageller pour ce qui s’est passé avec votre Marc. Ne vous rabaissez plus. On ne gagne rien à être soumise. Les hommes n’aiment pas ça, croyez-en mon expérience.
Une porte claqua au loin.
— Iris, mon amour ! Tu as fini ?
— Nous sommes là, répondit-elle à Gabriel.
Elle s’éloigna de moi. Je me jetai un dernier regard ; j’avais fait tout ce que j’avais pu. Je m’étais livrée à Marc, je lui avais tout expliqué il y avait des mois de ça à présent. Je m’étais excusée. J’avais trouvé un équilibre. J’étais prête à croire en nous, à me battre pour nous. Mais s’il n’acceptait pas celle que j’étais, je ne m’épuiserais plus. Mes yeux se remplirent de larmes. Et en même temps, j’eus envie de rire. J’avais l’impression de respirer à fond pour la première fois depuis des semaines. Alors je ris. Je m’y autorisai enfin. Je ris. Je ris. Encore.
— Décidément, il s’en passe des choses dans cette pièce.
Je ne compris absolument pas ce que voulait dire Gabriel, et je m’en moquais. Encore hilare, les yeux pleins de larmes, je me retournai vers eux. Iris, dans le creux de l’épaule de l’amour de sa vie, après avoir échangé un regard lourd de passion avec lui, m’adressa son beau sourire.
— Je vous invite à dîner, leur proposai-je.
Gabriel, plus canaille que jamais, me tendit son bras libre.
Nous étions en avril, soit la dernière ligne droite de la grossesse d’Alice. Elle était de plus en plus fatiguée. Je passais mon temps libre avec elle et surtout ses enfants ; je prenais le relais en jouant à la tata gâteau, et ça me plaisait. Avec Marius, je récoltais des bleus : il avait décidé d’apprendre à faire du patin à roulettes avec moi ! Je pouvais maintenant affirmer que ce n’était pas comme le vélo, puisque je passais le plus clair de mon temps les quatre fers en l’air… Le monde des poupées et des princesses avec Léa me reposait, en comparaison, mais ma nièce était devenue une vraie pipelette, elle jonglait sans s’arrêter d’une langue à l’autre avec une facilité déconcertante, au point que même moi, parfois, je ne savais plus comment lui répondre ! Au grand soulagement de ma sœur, ça retenait notre mère de venir tout régenter ! Ma présence et l’aide que j’apportais à Alice suffisaient pour le moment à la tenir à distance. Mais nous avions conscience toutes les deux que maman était dans les starting-blocks, au grand désespoir de Cédric : « J’adore ma belle-mère, vous le savez, les filles, mais je ne peux pas l’avoir un mois chez nous, ça, c’est impossible ! »
Mon téléphone sonna une fois, puis deux, puis trois. J’ouvris péniblement les paupières, et l’attrapai à tâtons sur ma table de nuit.
— Allô…
— C’est une fille ! hurla mon beau-frère à l’autre bout de la ligne au point que je dus décoller le combiné de mon oreille quelques secondes. Elle s’appelle Élie.
— Félicitations ! Comment va Alice ?
— Tu la connais, d’ici trois heures, elle sera fraîche comme une rose.
Je levai les yeux en l’air pour chasser mes larmes de joie. J’étais fébrile, brusquement.
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