Dans la nuit du vendredi au samedi, la pluie enfin n'interrompit pas son chuchotement. Grâce au chloral, Maria reçut en paix cette haleine odorante qu'à travers les rideaux le jardin soufflait sur son lit en désordre, — puis sombra.
Au soleil du matin, le corps détendu, elle s'étonna de ce qu'elle avait souffert. Quelle était cette folie ? Pourquoi tourner tout au pire ? Ce garçon vivait, n'attendait qu'un signe. Après cette crise, Maria se retrouvait lucide, équilibrée, peut-être déçue : « Ce n'était donc que cela ?… mais il viendra, songeait-elle, pour plus de sûreté je vais lui écrire — je le verrai. » Il fallait coûte que coûte qu'elle confrontât sa douleur et l'objet de sa douleur. Elle imposait à son esprit le souvenir d'un simple enfant inoffensif, s'étonnait de ne plus frémir à la pensée de cette tête sur ses genoux. « J'écrirai au docteur que j'ai fait la connaissance de son fils (elle savait qu'elle n'écrirait pas). Pourquoi non ? Quel mal faisons-nous ? » L'après-midi elle alla au jardin plein de flaques ; vraiment paisible, trop paisible, et jusqu'à en éprouver une crainte sourde : sentir moins sa passion, c'était sentir plus son néant ; réduit, cet amour ne lui masquait plus le vide. Déjà elle regrettait que le tour du jardin n'eût duré que cinq minutes ; et elle suivit une fois encore les mêmes allées ; puis se hâta parce que l'herbe lui mouillait les pieds… Elle mettrait ses pantoufles, s'étendrait, fumerait, lirait, mais quoi ? rien en train d'intéressant. La voici revenue devant la maison. Elle leva les yeux vers les fenêtres et, derrière une vitre du salon, aperçut Raymond.
Il y avait collé sa figure, s'amusait à écraser son nez. Cette marée en elle, était-ce de la joie ? Elle monta les marches du perron en songeant aux pieds qui venaient de les gravir ; poussa la porte ouverte et regarda le loquet à cause de la main qui s'y était appuyée, traversa la salle à manger plus lentement, composa son visage.
Ce fut la mauvaise chance de Raymond d'être venu après ces jours où Maria avait tant rêvé et tant souffert à son sujet. Entre cette agitation infinie et celui qui en était la cause, elle fut gênée au premier regard de ne pouvoir combler le vide. Elle n'eut pas conscience d'être déçue, elle l'était pourtant, comme en témoignait cette remarque :
« Vous sortez de chez le coiffeur ? »
Elle ne l'avait jamais vu ainsi, les cheveux trop courts, luisants… Elle toucha au-dessus de la tempe la marque blême d'un coup. Il dit :
« C'est en tombant de la balançoire, j'avais huit ans. »
Elle l'observait, s'efforçait d'ajuster à son désir, à sa douleur, à sa faim, à son renoncement, ce garçon à la fois fort et efflanqué, ce grand jeune chien. Des mille sentiments surgis en elle à propos de lui, tout ce qui pouvait être sauvé se groupait tant bien que mal autour de ce visage tendu, rougi. Mais elle ne reconnaissait pas une certaine expression des yeux et du front, cette rage du peureux qui a décidé de vaincre, du lâche résolu à l'action. Jamais pourtant il ne lui avait paru si puéril, et elle lui répéta, avec une tendre autorité, ce que naguère elle disait si souvent à François :
« Vous avez soif ? Je vous donnerai tout à l'heure du sirop de groseilles, mais quand vous ne serez plus en nage. »
Elle lui montra un fauteuil, mais il s'assit sur la chaise longue où déjà elle était étendue, et lui assura qu'il n'avait pas soif :
« En tout cas, pas soif de sirop. »
Elle ramena sa robe sur ses jambes un peu découvertes ; ce qui lui attira cette louange :
« Quel dommage ! »
Alors, ayant changé de position, elle s'assit aux côtés du jeune homme, qui lui demanda pourquoi elle ne restait pas étendue :
« Je ne vous fais pas peur au moins ? »
Parole qui révéla à Maria Cross qu'en effet elle avait peur : mais de quoi ? C'était Raymond Courrèges, le petit Courrèges, le fils du docteur.
« Comment va votre cher père ? »
Il souleva les épaules, avança la lèvre inférieure. Elle lui offrit une cigarette qu'il refusa, en alluma une et, les coudes aux genoux :
« Oui, vous m'avez déjà dit que vous n'aviez pas beaucoup d'intimité avec votre père ; c'est la règle : les parents et les enfants… Lorsque François venait se blottir sur mes genoux, je songeais : profitons-en, ça ne durera pas toujours. »
Maria Cross se trompait sur ce que signifiaient les épaules soulevées de Raymond, la moue de ses lèvres. A cette minute, il voulait éloigner le souvenir de son père — non parce qu'il se sentait indifférent, mais parce qu'au contraire il en subissait l'obsession, depuis ce qui s'était passé entre eux, l'avant-veille. Après le dîner, le docteur avait rejoint Raymond dans l'allée des vignes où il fumait seul, et avait marché près de lui en silence, comme un homme qui retient une parole. « Que me veut-il ? » se demandait Raymond tout livré au plaisir cruel de se taire — son plaisir des aubes d'automne dans le coupé aux vitres ruisselantes. Et même il avait hâté le pas méchamment, parce qu'il s'était aperçu que son père avait peine à le suivre et demeurait un peu en arrière. Mais soudain, ne l'ayant plus entendu souffler, il s'était retourné : la silhouette noire du docteur demeurait immobile au milieu de l'allée des vignes ; il pressait contre sa poitrine ses deux mains, vacillait comme pris de boisson ; il fit quelques pas, s'assit lourdement entre deux règes. Raymond s'était précipité à genoux ; cette tête morte contre son épaule, il regardait de tout près une face aux yeux clos, des joues couleur de mie de pain pétrie. « Eh bien, papa ? eh bien, mon petit papa ? » Cette voix suppliante à la fois et impérieuse avait réveillé le malade comme si elle eût possédé une vertu ; un peu essoufflé, il essayait de sourire avec un air d'égarement : « Ce n'est rien, ce ne sera rien… » Et il contemplait le visage angoissé de son enfant, et il écoutait cette même voix douce de quand Raymond avait huit ans : « Appuie ta tête ; tu n'as pas un mouchoir propre ? Le mien est sale. » Et, délicatement, Raymond essuyait cette figure qui reprenait vie. Les yeux rouverts du père voyaient les cheveux de l'adolescent que le vent soulevait un peu, puis une vigne épaisse, et, au-delà, un ciel de soufre et grondant, où l'on eût dit que se vidaient des tombereaux invisibles. Appuyé au bras de son fils, le docteur était revenu vers la maison : la pluie chaude s'écrasait sur leurs épaules et sur leurs joues, — mais impossible de marcher plus vite. Il disait à Raymond : « C'est de la fausse angine de poitrine, ausi douloureuse que la vraie… Je “fais” de l'intoxication : je vais rester quarante-huit heures au lit à la diète hydrique… Surtout pas un mot à bonne-maman ni à ta mère… » Et comme Raymond l'avait interrompu : « Tu ne te paies pas ma tête au moins ? tu es bien sûr que ce n'est rien ? Jure-moi que ce n'est rien », le docteur lui demanda à voix basse : « Ça te ferait-il de la peine si je… », mais Raymond ne l'avait pas laissé finir : il avait passé son bras autour de ce corps haletant et un cri lui échappa : « Que tu es bête ! » Le docteur devait se rappeler plus tard cette chère insolence, aux heures mauvaises, lorsque son enfant serait redevenu un étranger, un adversaire — un cœur sourd et qui ne répond pas. Ils étaient entrés tous deux dans le salon sans que le père eût osé embrasser le fils.
« Si nous parlions d'autre chose ? Je ne suis pas venu ici pour parler de papa, vous savez ! Nous avons mieux à faire… Non ? »
Raymond avança une grosse patte maladroite qu'elle saisit au vol, retint doucement.
« Non, Raymond, non : vous le méconnaissez parce que vous vivez trop près de lui. Nos proches sont ceux que nous ignorons le plus… Nous arrivons à ne plus même voir ce qui nous entoure. Tenez, dans ma famille, on m'a toujours crue laide, parce qu'étant enfant je louchais un peu. Au lycée, à ma grande stupéfaction, des camarades m'ont dit que j'étais jolie.
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