Le docteur, à table, observe Raymond ce soir, et le regarde qui lampe sa soupe ; il ne voit pas son fils, mais l'homme qui lui a dit à propos de Maria Cross : « Je sais ce que je sais… » Qu'est-ce que Papillon a bien pu raconter ? Parbleu, comment douter qu'un inconnu occupe Maria ? « Je m'obstine à attendre une lettre : il est trop clair qu'elle ne souhaite plus de me voir. C'est le signe qu'elle s'abandonne… à qui ? Plus moyen d'approcher le petit. Insister pour qu'il parle, ce serait me trahir… » Son fils se lève à ce moment, passe la porte sans répondre à sa mère qui lui crie : « Où vas-tu ? » Elle ajoute :
« Il va à Bordeaux presque tous les soirs, maintenant. Je sais qu'il demande la clef du portail au jardinier et qu'il rentre à deux heures par la fenêtre de la « souillarde ». Si tu voyais comme il répond à mes observations… C'est à toi d'intervenir ; tu es d'une faiblesse ! »
Le docteur n'a que la force de balbutier :
« La sagesse est de fermer les yeux. »
Il entend la voix de Basque : « Si c'était mon fils, je te le dresserais… » Le docteur se lève à son tour, gagne le jardin. S'il osait, il crierait : « Rien n'existe pour moi que mon tourment. » On ne pense jamais que ce sont les passions des pères qui le plus souvent les séparent de leurs fils.
Il rentre, s'assied devant sa table, ouvre un tiroir, y prend une liasse de lettres, relit celles que Maria lui écrivait il y a six mois : « Rien ne me rattache plus à la vie que le désir de devenir meilleure… Il m'importe peu que ce soit dans le secret et que le monde continue à me montrer du doigt ; j'accepte l'opprobre… » Le docteur oublie qu'alors tant de vertu le désespérait et que c'était son martyre que leurs rapports se fussent établis dans le sublime, et qu'il enrageait enfin de sauver celle avec qui il lui eût été si doux de se perdre. Il imagine la moquerie de Raymond lisant cette lettre, s'en indigne, proteste à mi-voix comme s'il n'était pas seul. « Du “chiqué ?” du “chiqué ?” c'est l'expression chez elle qui est toujours trop littéraire… mais au chevet de son petit François mourant, était-ce aussi du “chiqué” cette douleur si humble, ce consentement à souffrir, comme si à travers les préceptes kantiens rabâchés par sa mère, tout le vieil héritage mystique lui était parvenu intact ?… Devant ce petit lit jonché de lis (quelle solitude autour de ce cadavre ! quelle réprobation !) elle s'accusait, se frappait la poitrine, gémissait que tout était bien ainsi, se félicitait de ce que l'enfant n'avait pas eu le temps d'avoir honte d'elle… » Ici, l'homme de science intervenait : « Le vrai est qu'elle est sincère mais que tout de même il se mêlait à tant de grandeur une satisfaction, — oui, elle satisfaisait son goût de l'attitude. » Maria Cross avait toujours recherché les situations romanesques : ne s'était-elle pas mis en tête d'avoir une entrevue avec M meLarousselle mourante ? Le docteur avait eu bien de la peine à lui faire entendre que ces sortes de rencontres ne réussissent qu'au théâtre. N'empêche qu'il avait dû accepter de plaider la cause de la maîtresse auprès de l'épouse, et qu'il avait pu rapporter à Maria l'assurance qu'elle était pardonnée.
Le docteur, s'étant rapproché de la fenêtre et penché dans la demi-ténèbre, occupa son esprit à décomposer la rumeur nocturne : un crissement continu de grillons et de sauterelles, une mare coassante, deux crapauds, les notes interrompues d'un oiseau qui n'était peut-être pas un rossignol, le dernier tram. « Je sais ce que je sais », a dit Raymond. Qui a pu plaire à Maria Cross ? Le docteur prononce des noms, les rejette ; elle avait en horreur ces gens-là. Mais de qui n'avait-elle pas horreur ? « Rappelle-toi ce que t'a confié Larousselle, le jour qu'il est venu faire prendre sa tension : “Entre nous, elle n'aime pas ça… vous me comprenez, hein ? elle le supporte quand c'est moi parce que tout de même, c'est moi… C'était roulant, les premiers temps, quand je réunissait ces messieurs. Ils ont tous tourné autour d'elle ; je m'y attendais : quand un ami nous présente sa maîtresse, nous pensons d'abord à la lui chiper, hein ? Je me disais : allez-y, mes bonshommes… ça n'a pas traîné : ils ont été mis au pas. Personne qui connaisse moins les choses de l'amour que Maria et qui y prenne moins de plaisir ; si je le dis, c'est que je le sais. Une innocente, docteur ! plus innocente que la plupart des belles et honnêtes dames qui la méprisent.” Larousselle avait dit encore : “C'est parce que Maria ne ressemble à aucune autre femme que je redoute toujours qu'elle prenne en mon absence une décision absurde ; elle rêvasse toute la journée, ne sort que pour aller au cimetière… Ne la croyez-vous pas sous l'influence de quelque bouquin ?”
« Oui, peut-être un bouquin, — songe le docteur ; mais non, je le saurais : c'était ma partie, cela ! Un bouquin bouleverse la vie d'un homme quelquefois, et encore ! ça se dit… mais d'une femme ? Allons donc ! Nous ne sommes jamais troublés profondément que par ce qui vit — que par ce qui est sang et chair. Un bouquin ? » Il secoua la tête. Bouquin éveilla dans son esprit le mot bouquetin ; et il vit se dresser, auprès de Maria Cross, un chèvre-pied.
Des chats pleuraient longuement dans l'herbe. Un pas fit craquer le gravier de l'allée, une fenêtre fut ouverte : Raymond rentrait sans doute. Puis le docteur entendit marcher dans le couloir ; on frappa à sa porte ; c'était Madeleine. « Papa, tu ne dors pas ? C'est pour Catherine : elle a une toux rauque…. ça l'a prise brusquement… J'ai peur du croup.
— Non, le croup ne commence pas comme ça. J'arrive. »
Peu après, comme il sortait de chez sa fille, il éprouva une douleur à gauche, porta la main à son cœur, immobile contre le mur du couloir, dans la nuit ; il n'appelait pas ; mais, lucide, entendait le dialogue des Basque derrière la porte :
« Que veux-tu que je te dise, il est savant, c'est entendu ; mais sa science l'a rendu sceptique : il ne croit plus aux remèdes ; comment guérir sans remèdes ?
— Puisqu'il nous assure que ce n'est rien, pas même le faux croup.
— N'aie pas peur, dans sa clientèle, il aurait tout de même ordonné quelque chose. Avec sa famille, il ne se fend pas, il ne se met pas en frais. C'est quelquefois embêtant de ne pas pouvoir s'adresser ailleurs.
— Oui, mais c'est bien agréable de l'avoir toujours sous la main, la nuit. Lorsque le pauvre homme ne sera plus là, je ne dormirai plus tranquille à cause des petites.
— Il aurait fallu épouser un médecin ! »
Un rire fut étouffé par un baiser. Le docteur sentit s'ouvrir la main qui serrait son cœur et, à pas de loup, s'éloigna. Il se coucha, ne put supporter la position étendue ; et il demeurait assis sur son lit dans les ténèbres. Tout était endormi, sauf ce froissement de feuilles… « Maria a-t-elle aimé ? je me rappelle certaines toquades… par exemple pour la petite Gaby Dubois, qu'elle voulait obliger à rompre avec Dupont-Gunther… Mais c'était encore une passion du genre sublime… Elle a dû avoir dans ses ancêtres un apôtre de qui elle a hérité le goût de sauver les âmes. Qui donc me disait, à ce propos, que cette Gaby avait raconté des horreurs sur Maria ?… Je me souviens d'autres toquades qu'elle a eues… Il y a peut-être de “ça” dans son cas… J'ai remarqué que les gens trop sublimes… Déjà le petit jour ! »
Il rejeta son oreiller, s'étendit avec précaution sans que sa machine en souffrît, perdit conscience.
« Qu'est-ce qu'il faudra que je dise au jardinier ? »
Dans une allée déserte du Parc Bordelais, Maria Cross s'efforce de décider Raymond à venir chez elle où il ne risque plus de rencontrer personne. Elle insiste et a honte d'insister, se sent corruptrice en dépit d'elle-même. Cette phobie de l'enfant qui naguère passait et repassait devant un magasin sans oser entrer, comment n'y verrait-elle pas le signe d'une pure alarme ? Et c'est pourquoi elle proteste :
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