François Mauriac - Le Désert de l'amour

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Un soir, dans un bar, Raymond Courrèges retrouve par hasard Maria Cross, une femme à laquelle, adolescent, il a témoigné une passion ardente et maladroite, qu'elle a repoussée.
Dans les souvenirs de Raymond, que le visage de Maria fait ressurgir, nous découvrons bientôt d ?autres ombres, d'autres blessures, telle la rivalité équivoque d'un père et d'un fils pour une même femme.
C'est à quarante ans que François Mauriac publia ce roman, constat désabusé de la stérilité des passions humaines, illustration mélancolique, dans le Paris noceur des années 1920, du thème pascalien de la misère de l'homme sans Dieu. «
, devait-il écrire, c'est le roman de mon renoncement. Ce pourrait être le titre de mon œuvre entière. »

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« On dirait que tu fais exprès d'indisposer les domestiques, de les blesser. Irma est justement très susceptible.

— C'est incroyable… Il faut prendre des gants maintenant…

— Traite tes domestiques comme il te plaira ; mais ne fais pas partir ceux des autres… surtout quand tu les obliges de servir à table.

— Comme si tu te gênais avec Julie… toi qui passes pour ne pas pouvoir garder une domestique… Tout le monde sait que lorsque les miens s'en vont, c'est à cause des tiens… »

La rentrée de la servante interrompit le débat qui reprit en sourdine dès qu'elle eut regagné l'office. Raymond observait avec complaisance son père : si Maria Cross avait été femme de chambre, eût-elle existé encore à ses yeux ? Soudain, le docteur leva la tête, et, sans regarder personne, prononça :

« Maria Cross est la fille de cette institutrice qui dirigeait l'école de Saint-Clair lorsque ton cher M. Labrousse y était curé, Lucie.

— Quoi ? cette harpie qui lui a fait tant de misères ? qui avait préféré ne plus aller à la messe plutôt que de ne plus occuper avec ses élèves les premiers rangs de la grand-nef ? Eh bien, ça ne m'étonne pas. Bon sang ne peut mentir.

— Tu te rappelles, — dit M meCourrèges mère, — ce pauvre M. Labrousse racontait que le soir des élections où le marquis de Lur-Saluces avait été battu par un petit avocat de Bazas, l'institutrice était venue le narguer avec toute sa bande sous les fenêtres du presbytère, et qu'à force d'avoir tiré des bombes en l'honneur du nouveau député, elle avait les mains noires de poudre…

— Tout ça, c'est du joli monde. »

Mais le docteur ne les écoutait plus ; et au lieu de monter comme chaque soir à son cabinet, il suivit Raymond au jardin.

Le père et le fils avaient envie de causer, ce soir. Une force, à leur insu, les rapprochait, comme s'ils eussent détenu le même secret. Ainsi se cherchent et se reconnaissent des initiés, des complices. Chacun découvrait dans l'autre l'être unique avec qui s'entretenir de ce qui lui tenait le plus au cœur. Comme deux papillons séparés par des lieues se rejoignent sur la boîte où est enfermée la femelle pleine d'odeur, eux aussi avaient suivi les routes convergentes de leurs désirs, et se posaient côte à côte sur Maria Cross invisible.

« Raymond, tu as une cigarette ? J'ai oublié le goût du tabac… Merci… Nous faisons un tour ? »

Il s'écoutait lui-même avec stupeur, pareil à ce faux miraculé qui voit soudain la plaie se rouvrir qu'il avait crue guérie. Ce matin encore, au laboratoire, il éprouvait cette allégeance qui enchante le fidèle après qu'il a été absous ; cherchant dans son cœur la place de sa passion, il ne la trouvait plus. De quel accent solennel et un peu prudhommesque, s'était-il adressé à Robinson qu'une girl des Bouffes, depuis le printemps, avait parfois détourné de sa besogne ! « Mon ami, le savant qui possède l'amour de la recherche et qui a l'ambition de se faire des titres, regardera toujours comme du temps perdu les heures, les minutes accordées à la passion… » Et comme Robinson, ayant rejeté en arrière ses cheveux rebelles et essuyé les verres de son binocle sur la blouse brûlée par les acides, risquait :

« L'amour, tout de même…

— Non, mon cher, chez le vrai savant il est impossible que, sauf éclipses passagères, la science ne l'emporte pas sur l'amour. La rancœur lui restera toujours des satisfactions plus hautes qu'il eût goûtées, si toute son ardeur s'était portée vers le but scientifique.

— Il est certain, avait répondu Robinson, que la plupart des grands savants ont pu être des sexuels ; je n'en vois guère qui aient été de vrais passionnés. »

Cette approbation de son disciple, le docteur comprenait, ce soir, pourquoi elle l'avait fait rougir. Un mot de Raymond avait suffi : « J'ai vu Maria Cross » pour que bougeât en lui la passion qu'il avait crue morte. Ah ! elle n'était qu'engourdie… une parole entendue l'éveille, la nourrit ; et la voici qui s'étire, et bâille, et se redresse. Faute d'étreindre ce qu'elle désire, elle s'assouvira de paroles. Oui, coûte que coûte, le docteur parlera de Maria Cross.

Rapprochés par le désir de louer ensemble Maria Cross, le père et le fils, dès les premières paroles, ne s'entendirent plus : Raymond soutenait qu'une femme de cette envergure ne pouvait que faire horreur à de pauvres dévotes ; il l'admirait pour sa hardiesse, pour son ambition sans frein, pour toute une vie dissolue qu'il imaginait. Le docteur protesta qu'elle n'avait rien d'une courtisane et qu'il ne fallait pas en croire le monde :

« Je la connais, Maria Cross ! Je peux dire que pendant la maladie de son petit François, et depuis, j'ai été son meilleur ami… J'ai reçu ses confidences…

— Pauvre papa ! Ce qu'elle a dû se payer ta tête ! Non ? »

Le docteur fit un effort, se maîtrisa, répondit avec chaleur :

« Non, mon petit : elle se confiait à moi avec une humilité extraordinaire. S'il y a un être au monde dont on peut dire que ses actes ne lui ressemblent pas, c'est bien Maria Cross. Elle a été perdue par une indolence inguérissable. Sa mère, l'institutrice de Saint-Clair, lui avait fait préparer Sèvres, mais son mariage avec un aide-major du 144 einterrompit ses études. Pendant ses trois ans de ménage, il n'y a rien eu à dire sur son compte, et si son mari avait vécu, elle eût été la plus honnête et la plus obscure des femmes. On ne lui reprochait rien que cette indolence qui la rend incapable de s'intéresser à son intérieur. Il grondait un peu en rentrant, me disait-elle, de n'avoir pour dîner qu'un plat de nouilles réchauffé sur une lampe à alcool. Elle préférait lire toute la journée, vêtue d'une robe de chambre déchirée, les pieds nus dans ses pantoufles. Cette prétendue courtisane, si tu savais ce qu'elle se fiche du luxe ! Tiens, il n'y a pas longtemps encore, elle a décidé de ne plus se servir du coupé que lui avait donné Larousselle, et elle prend le tram comme tout le monde… Qu'est-ce que tu as à rire ? Je ne vois pas ce que cela a de drôle… Mais ne ris donc pas comme ça, c'est agaçant… Quand elle s'est trouvée veuve avec un enfant et qu'il a fallu travailler, tu imagines assez comme cette « intellectuelle » a dû se sentir démunie… Pour son malheur, une amie de son mari l'a fait entrer comme secrétaire chez Larousselle. Maria n'avait aucune arrière-pensée ; — mais, impitoyable pour ses employés, Larousselle ne lui fit jamais une observation bien qu'elle fût toujours en retard, et qu'elle n'abattît guère de besogne ; il n'en fallait pas plus pour la compromettre ; quand elle s'en aperçut, impossible de réagir… elle était pour tous « la poule au patron », et leur hostilité lui rendit la position intenable. Elle en avertit Larousselle qui n'attendait que ce moment. Il offrit à la jeune femme, jusqu'à ce qu'elle eût une autre place, de surveiller sa propriété aux portes de Bordeaux, qu'il n'avait pas pu, ou pas voulu louer, cette année-là…

— Et elle a trouvé ça tout ce qu'il y a de plus innocent ?

— Non, évidemment, elle a bien vu où il voulait en venir ; mais la pauvre femme avait la charge d'un loyer trop élevé pour ses moyens, et puis le petit François était atteint d'entérite et le médecin jugeait indispensable qu'il habitât la campagne ; enfin elle se sentait si compromise déjà, qu'elle n'eut pas le courage de renoncer à une telle aubaine. Elle se laissa faire violence…

— C'est le cas de le dire.

— Tu ne sais pas de qui tu parles. Elle a résisté longtemps. Mais quoi ? Elle ne pouvait défendre à Larousselle d'amener des gens, le soir ; elle a été faible, inconséquente, en acceptant de présider ces dîners, je le reconnais. Mais ces fameux dîners du mardi, ces prétendues orgies, j'ai su comme ça se passait… Ils n'étaient scandaleux que parce qu'à ce moment-là l'état de M meLarousselle avait empiré. Je te jure que Maria ignorait alors que la femme de son patron fût en danger. « Je n'ai pas eu conscience de mal faire, me disait-elle, je n'avais encore rien accordé à M. Larousselle, pas un baiser — rien. Qu'y avait-il de répréhensible à présider cette tablée d'imbéciles ?… Sans doute éprouvais-je tout de même une sorte d'enivrement à briller devant eux… je jouais à l' “intellectuelle…” je sentais que le patron était fier de moi… Il avait promis de s'occuper du petit… »

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