— Je vous le dirai ; mais il faut me jurer que vous ne parlerez jamais de moi au docteur. »
Elle se doutait, maintenant, que son nom ne l'éloignerait pas ; mais elle feignit de se croire encore menacée : « Remettons-nous-en au destin », se disait-elle — parce qu'au fond elle était sûre de gagner. Un peu avant d'atteindre l'église, elle voulut qu'il partît seul : « A cause des fournisseurs qui la reconnaîtraient et feraient des histoires ».
« Oui, mais pas avant de savoir… »
Elle prononça vite, sans le regarder :
« Maria Cross.
— Maria Cross ? »
Elle fit avec son ombrelle des trous dans la terre, et ajouta très vite :
« Attendez de me connaître… »
Il la regardait, ébloui :
« Maria Cross ! »
C'était là cette femme dont il avait entendu murmurer le nom, un jour d'été, sur les Allées de Tourny, à l'heure du retour des courses… Elle passait dans sa calèche à deux chevaux… quelqu'un, près de lui, répétait : « Ces femmes-là, tout de même ! » Et soudain il se rappela aussi l'époque où un traitement de douches l'obligeait à quitter le collège dès quatre heures : il dépassait sur la route le jeune Bertrand Larousselle, plein de morgue déjà, ses longues jambes guêtrées de cuir fauve ; tantôt un domestique l'escortait et tantôt un prêtre, ganté de noir et le col haut. Entre tous les « grands », Raymond jouissait, chez les « moyens », d'un affreux prestige ; le pieux et pur Bertrand dévorait des yeux, lorsqu'il passait près de lui, le « sale type », sans se douter qu'aux yeux du sale type, il était lui-même un enfant mystérieux. M meVictor Larousselle vivait encore à cette époque, et des bruits absurdes couraient la ville et le collège : Maria Cross, disait-on, voulait se faire épouser et exigeait de son amant qu'il mît sur la paille tous les siens ; d'autres assuraient qu'elle attendait que M meLarousselle fût morte de son cancer, pour pouvoir se marier à l'église. Plusieurs fois, derrière la vitre d'un coupé, Raymond avait aperçu, auprès de Bertrand, cette mère exsangue dont les dames Courrèges et Basque disaient : « En voilà une qui a souffert ! Quelle dignité dans son martyre ! On peut dire qu'elle fait son purgatoire sur la terre… Moi, un homme comme ça, je lui cracherais mon mépris à la figure et je le planterais là… » Un jour, Bertrand Larousselle sortit seul ; il entendait derrière lui siffler le sale type, et il se hâtait ; mais Raymond réglait son pas sur le sien et ne quittait pas des yeux le pardessus court ni la casquette d'une étoffe anglaise si jolie. Que tout ce qui touchait à cet enfant lui paraissait précieux ! Le petit Bertrand s'étant mis à courir, un cahier glissa de sa serviette ; quand il s'en aperçut, Raymond déjà l'avait ramassé ; l'enfant revint sur ses pas, blême de peur et de colère : « Rendez-le-moi ! » Mais Raymond ricanait, lisait à mi-voix sur la couverture : Mon Journal .
« Ça doit être bien intéressant, le journal du petit Larousselle…
— Rendez-le-moi. »
Raymond, au pas de course, franchit le portail du Parc Bordelais, prit une allée déserte ; derrière lui, il entendait une pauvre voix haletante : « Rendez-le-moi ! je le dirai ! » Mais le sale type, à l'abri d'un massif, narguait le petit Larousselle maintenant à bout de souffle et qui, couché dans l'herbe, pleurait à gros sanglots.
« Tiens, le voilà, ton cahier… ton journal… idiot ! »
Il relevait l'enfant, lui essuyait les yeux, époussetait le pardessus anglais. Quelle douceur inattendue, chez ce brutal ! Le petit Larousselle y paraissait sensible et déjà souriant à Raymond qui, soudain, ne put résister à une fantaisie grossière :
« Dis, tu l'as vue quelquefois, Maria Cross ? »
Bertrand écarlate avait ramassé sa serviette et pris le large sans que Raymond eût songé à le poursuivre.
Maria Cross… c'était elle qui le dévorait des yeux maintenant… Il l'aurait crue plus grande, plus mystérieuse. Cette petite femme en mauve, c'était Maria Cross. Voyant le trouble de Raymond, elle se méprit, balbutia :
« Ne croyez pas… N'allez pas surtout croire… »
Elle tremblait devant ce juge qui lui paraissait angélique ; elle ne discernait pas l'âge de l'impureté, ne savait pas que le printemps est souvent la saison de la boue et que cet adolescent pouvait n'être que souillure. Elle n'eut pas la force de supporter le mépris qu'elle imaginait dans le garçon ; et sur un adieu jeté presque à voix basse, déjà elle fuyait ; mais il la rejoignit :
« A demain soir, n'est-ce pas, au même tramway ?
— Vous le voulez ? »
En s'éloignant, elle se retourna deux fois vers lui immobile et qui songeait : « Maria Cross a le béguin pour moi. » Il répétait, comme s'il ne pouvait croire à sa fortune : « Maria Cross a le béguin pour moi. »
Il respirait le soir comme si l'essence de l'univers y eût été contenue et qu'il se fût senti capable de l'accueillir dans son corps dilaté. Maria Cross avait le béguin pour lui… Le dirait-il à ses camarades ? mais aucun ne voudrait le croire. Déjà apparaissait l'épaisse prison de feuilles où les membres d'une seule famille vivaient aussi confondus et séparés que les mondes dont est faite la Voie Lactée. Ah ! cette cage n'était pas à la mesure de son orgueil, ce soir. Il la contourna, s'enfonça dans le couvert d'un bois de pins, le seul qui ne fût pas clôturé et qu'on appelait le Bois de Berge. La terre où il se coucha était plus chaude qu'un corps. Les aiguilles de pin creusèrent dans ses paumes des signes.
Quand il entra dans la salle à manger, son père coupait les pages d'une revue et répondait à une observation de sa femme :
« Je ne lis pas : je regarde les titres. »
Nul ne parut entendre le bonjour de Raymond que sa grand-mère :
« Eh ! c'est mon drôle… »
Et comme il passait près de sa chaise, elle le retint et l'attira :
« Tu sens la résine.
— J'ai été dans le Bois de Berge. »
Elle le toisa avec complaisance et marmonna, sur un ton de tendresse, cette injure : « Canaille ! »
Il lampait sa soupe à grand bruit, comme un chien. Tous ces gens, qu'il lui paraissaient petits ! Il planait dans le soleil. Seul son père lui semblait proche : il connaissait Maria Cross, lui ! il avait été chez elle, l'avait soignée, l'avait vue au lit, avait appuyé sa tête contre sa poitrine et son dos… Maria Cross ! Maria Cross ! ce nom l'étouffait comme un caillot de sang ; il en sentait dans sa bouche la douceur chaude et salée ; et enfin le tiède flot de ce nom gonfla ses joues, lui échappa :
« J'ai vu Maria Cross, ce soir. »
Le docteur aussitôt le dévisagea d'un regard fixe. Il demanda :
« Comment as-tu su que c'était elle ?
— J'étais avec Papillon qui la connaît de vue.
— Oh ! oh ! — s'écria Basque, — Raymond pique un fard ! »
Une petite fille répéta :
« Oui, oui, tonton Raymond pique un fard ! »
Il remuait les épaules en bougonnant. Son père, les yeux détournés, posa encore une question :
« Elle était seule ? »
Et comme Raymond répondait : « seule », le docteur recommença de couper les pages. Cependant M meCourrèges disait :
« C'est curieux que ces femmes-là vous intéressent plus que les autres. Qu'y a-t-il d'extraordinaire à avoir vu passer cette créature ? Du temps qu'elle était femme de chambre, vous ne l'auriez même pas regardée. »
Le docteur l'interrompit :
« Mais elle n'a jamais été femme de chambre, voyons !
— D'ailleurs, — proclama Madeleine brusquement, — cela n'aurait rien eu de déshonorant pour elle, bien loin de là ! »
Et comme la bonne venait de sortir, emportant un plat, elle interpella sa mère avec aigreur :
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