— Comment le savez-vous ?
Comment le savais-je ? J’avais mis dans le mille, non pas tout à fait au hasard : ce Doumergue était venu inaugurer notre Comice agricole l’année dernière et M. Duport lui avait présenté Simon.
— Je sais ce que le Seigneur veut que je sache. Mais écoutez-moi bien : Dans le civil, vous aurez beau faire, vous serez plus ou moins utilisé par le parti, mais sauf un don de parole éclatant que vous n’avez pas, vous resterez un subalterne, vous ne déboucherez sur rien d’important, il vous manquera toujours…
J’hésitai : j’avais peur de le froisser. Les seuls mots qui me venaient, c’était l’expression dont maman usait toujours : « l’éducation première ». Simon me devina.
— Eh ! Bé ! Oui ! Je serai toujours un paysan, un cul-terreux, et en plus un ancien apprenti-curé.
— Ce n’est pas cela que je voulais dire, mais songez-y : la soutane change un homme, à la fois spirituellement et socialement. La soutane, c’est un changement de peau. Le bâton de maréchal dans la giberne du simple troufion, quelle blague ! En revanche, le chapeau de cardinal suspendu dans le dos d’un petit séminariste intelligent, il existe, croyez-moi, et il dépend de vous de le décrocher. Oui, tout dépend de votre volonté et de votre intelligence. Ce qui ne vous empêcherait pas d’être un bon prêtre, fidèle à son devoir d’état, et même un saint prêtre. Les saints évêques ne manquent pas, ni même les saints cardinaux.
Quel trait de génie ! Je sanctifiais la première place à laquelle Simon aspirait. Il hochait la tête : « Tout ça, c’est l’histoire ancienne, c’est fini, la page est tournée. Combes a sonné l’hallali de l’Église… »
— Allons donc ! L’Église, empire de 500 millions d’âmes, tiendra le coup, croyez-moi, contre ce qui se passe dans sa province de France, parce que le clergé tant régulier que séculier, a été idiot, a donné dans tous les pièges tendus par les politiciens de la droite nationaliste et que les fidèles, moutons de Panurge, les ont suivis…
— Ah ! Vous reconnaissez que nous avons eu des torts ?
— Mais tous les torts, bien sûr, et le mot me semble trop faible, parce que la complicité avec les faussaires de l’état-major pour maintenir un innocent au bagne, c’est impardonnable. Oui, il faudra que l’Église le paie jusqu’à la dernière obole.
Simon me regardait, bouche bée.
— Vous reconnaissez que Dreyfus est innocent ? Ça alors !
— Mais Simon, je reconnais ce qui crève les yeux : que le stupide anticléricalisme de Combes est à l’exacte mesure du stupide cléricalisme qui régnait, qui règne toujours de notre côté : nous pouvons l’étudier ici même, dans notre chef-lieu de canton, comme au microscope dans une goutte d’eau : le comportement de ma mère avec ses métayers obligés de mettre leurs filles chez les sœurs, l’institutrice laïque, la « demoiselle » traitée en pestiférée, parquée dans un coin de l’église…
Simon murmurait : « Mais alors… »
— Mais alors quoi ? Qu’il n’y ait pas une once de christianisme authentique chez ces prétendus chrétiens, et qu’ils soient traités comme ils méritent de l’être dès ce monde-ci, cela ne change rien aux données du problème posé à un jeune abbé désireux de se pousser à la première place. Ce qu’il faut, c’est bien vous orienter dès le départ, mettre le cap sur Paris, sur l’Institut catholique, puis si possible sur Rome. L’important, c’est de devenir indispensable à l’un de ceux qui s’agitent à la surface de l’Église et qui tous ont besoin auprès d’eux d’une tête comme la vôtre, « une tête où tout entre », comme dit maman. Ils ne sont pas forts pour la plupart.
— Je ne suis pas fort moi non plus.
— Bah ! L’important, c’est « la tête où tout entre ». Vous avez la base, j’imagine ? Un thomisme d’usage courant, ce que Donzac appelle « un thomisme imperturbable »…
Nous étions arrêtés au centre de la prairie, face à la maison. Simon, qui lui tournait le dos, ne vit pas deux masses noires, maman et le Doyen, avancer sur le perron. Dès qu’ils nous eurent aperçus, ils rentrèrent en hâte.
— Bien entendu, Simon, il faudra vous mettre au courant de l’erreur que vous devrez combattre, du modernisme. Connaissez-vous, si peu que ce soit, Newman, Maurice Blondel, Le Roy, Loisy, Laberthonnière…
Il avoua piteusement qu’il connaissait à peine leurs noms.
— Donzac aura vite fait de vous fournir une bibliographie.
— Mais il les admire ?
— Oui, mais il s’étonne souvent de la stupidité de leurs adversaires et de leur ignorance, et de ce qu’il faudrait leur opposer du point de vue thomiste. Il saura à merveille vous armer contre eux, tout en vous donnant l’air de n’être pas un esprit rétrograde. D’ailleurs, la théologie, c’est la base. L’important sera de bien choisir votre spécialité, le Droit Canon par exemple, ou enfin une science de cet ordre dont je serais bien incapable de vous rien dire, moi dont la tête est ainsi faite qu’il n’y a que certaines choses qui y entrent.
Je pris l’allée qui va vers le gros chêne pour ne plus risquer d’être vu de la maison. Ce n’était pas encore le crépuscule, mais nous sentions la fraîcheur du ruisseau. Simon ne songeait plus à s’éloigner. J’avais gagné cela du moins. Il marchait les yeux baissés, dans un état de concentration qui lui donnait un aspect minéral : la dureté de cette face blême, sans lèvres, où le sang n’apparaissait nulle part, noircie par la barbe de la veille, je la retrouve au-dedans de moi quand je pense à Simon. C’est sous cet aspect que je le revois au moment où nous approchions du gros chêne. Il murmura : « Trop tard ! Trop tard ! »
— Non, puisque vous êtes encore là.
Je m’assis sur le banc, contre le chêne. Lui demeurait debout. Je croyais voir bouger les élytres du gros hanneton près de s’envoler. Ah ! Le retenir coûte que coûte.
— Ce gros chêne, dis-je, il m’a permis l’autre jour de jouer un bon tour à M. le Doyen…
— Vous jouez des tours à M. le Doyen ?
Je lui racontai ma confession du 7 septembre. Il ne voulut pas d’abord me croire : « Eh ! Bé ! Dites-donc ! » Il riait. Je ne l’avais jamais vu rire ainsi aux éclats. Il faudrait, avant même de l’initier au modernisme, lui apprendre l’usage de la brosse à dents.
— Le plus fort, dis-je, c’est que je pratique vraiment depuis l’enfance cette idolâtrie-là !
J’appuyai la joue contre le chêne adoré puis longuement mes lèvres. Simon s’assit à mes côtés. Il ne riait plus. Il me demanda : « Si c’était une confession sacrilège ? »
— Non, le Doyen en a décidé autrement.
— Il pensait à d’autres péchés que vous ne commettez pas ?
Je ne répondis pas. Simon murmura : « Excusez-moi. »
— Il n’y a pas à vous excuser, mais je n’aime pas parler de ces choses.
— Elles se rattachent pourtant à toute cette histoire, à toute cette dispute. Oui, à ce que M. le Maire appelle « le péché contre nature » qu’est le célibat forcé… Vous, vous ne pouvez pas savoir, dit-il avec une brusque tendresse : vous êtes un ange. Enfin, moitié-démon, moitié-ange, ajouta-t-il en riant.
— Écoutez, Simon, je sais de quoi il retourne, croyez-moi. Bien sûr, il faut qu’un homme s’éprouve avant de consentir à ce pacte-là, — mais s’il en a la force et le courage, que cela l’aidera à son avancement ! Songez à l’immense avantage dans cette montée qui commencera de ne pas traîner après vous des enfants. Le célibat ? Mais il constitue votre meilleure chance.
— Oui, mais c’est de pureté qu’il s’agit. Si vous entendiez M. Duport sur ce sujet…
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