— Je vous accompagne jusqu’au portail, monsieur le Doyen.
Le brouillard du ruisseau n’avait pas encore atteint l’allée. Le curé dit : « Ça sent l’automne. » Je murmurai, pitoyable ou méchant, je ne sais : « Tout cet hiver devant vous… » Il ne réagit pas. Après un temps de silence, il demanda si je savais quand Simon partait.
— Je ne te le demande pas. Mais tu le sais ?
Je ne répondis rien. Il n’insista pas, mais comme nous approchions du portail, je lui demandai s’il célébrait toujours sa messe à sept heures.
— Puis-je venir vous la servir demain matin ? Il comprit, me saisit la main ; il m’attendrait.
— J’arriverai un peu avant pour me confesser. Il y aura peut-être maman.
— Non, ce n’est pas son jour.
Il me fit cette réponse un peu vite, comme pour me rassurer et se rassurer lui-même. Nous ne parlâmes plus jusqu’à la porte du presbytère. Là, il dit à mi-voix : « Je me suis trompé. » Comme je protestais : « Mais non, monsieur le Doyen ! » Il insista : « Je me serai trompé sur tout. »
— Sauf sur l’essentiel, monsieur le Doyen.
— Que veux-tu dire ?
— Vous croyez à ce que vous faites. Peut-être aurez-vous versé le vin nouveau dans de vieilles outres, celles qu’on vous a passées au séminaire. Mais ce vin nouveau, vous le renouvelez chaque jour, en dépit des vieilles outres, d’une vieille théologie qui crève de partout.
Le Curé soupira, me tira doucement l’oreille en grondant : « Petit moderniste ! » et me dit avec tendresse : « A demain ! »
Ce que fut cette messe à l’aube, ce que fut la scène entre Duberc et maman quand elle découvrit que Prudent avait mené Simon au train, à Villandraut, tout cela a été recouvert dans mon souvenir par ce qui se passa à Maltaverne quelques jours plus tard. Mais où commencer ? Je me revois sur la route un de ces soirs-là, sur la route de Jouanhaut. Il me semble que la lune se levait. Du moins dans mon souvenir, la lune règne. Tel était le silence qu’en passant sur le pont j’entendais la Hure courir sur les vieilles pierres. C’était un clapotis très faible et très doux. Il y avait partout à cette heure, du moins si j’en croyais les livres que j’aimais, des êtres qui se rejoignaient. Puisque le décor existait, la pièce existait. Pourquoi pas pour moi ? Parce que le décor seul nous est fourni, et que pour le reste, nous devons en faire les frais et que moi, je n’avais pas la force, à dix-huit ans… La force de quoi ? Ni de mourir, ni de vivre. Le crapaud que j’entendais me fit penser à ce que disait ma grand-mère peu de jours avant sa mort (une sainte femme, pourtant) qu’elle aimerait mieux être un crapaud sous une pierre que de mourir. Comme si être un crapaud sous une pierre n’était pas le bonheur, comme s’il y avait d’autres bonheurs en ce monde que d’appeler doucement sa femelle et que de se rejoindre sous les pierres ou dans l’herbe enchevêtrée ! Il me semble aujourd’hui que je pressentais qu’il allait se passer quelque chose cette nuit-là. Ce froid du ruisseau sur ma figure était l’haleine de la mort… Mais il se peut que je l’invente.
Maman errait dans l’allée, enveloppée d’un châle. Sans doute disait-elle son chapelet. Elle m’avertit que Laurent souffrant était allé se coucher, qu’il faudrait veiller à ne pas faire de bruit.
— Quand je pense que tu nous obliges à partager la même chambre, comme si les chambres manquaient dans cette baraque ! Je me demande à quoi ça correspond dans ton esprit.
Elle ne se fâcha pas. Elle s’excusa.
— Vous n’avez jamais été séparés.
— C’est toi qui l’as voulu, alors que nous n’avons pas un goût commun, Laurent et moi, que nous n’avons jamais rien eu à nous dire.
Maman répéta son reproche habituel : « Tu trouves tout le monde bête ! »
— Un imbécile en tout cas, reprit-elle avec une brusque rage, c’est Simon. Quand je pense à tout ce qu’il a jeté par-dessus bord…
— Mais non, il ne jette rien de l’essentiel. Il garde ce qu’il a appris, son diplôme de bachelier — tout ce qu’il te doit, dont d’autres profiteront, si cela doit te consoler.
— Il ne s’agit pas de cela, tu le sais bien !
— C’est en tout cas ce dont tu ne supportes pas la pensée. Pour ce qui est du destin de Simon, il ne t’importerait pas plus qu’un autre, puisque tu ne l’aimes pas. Tu ne vas pas me dire que tu aimes Simon ? Et même si tu l’aimais, ce qui s’appelle aimer, enfin comme M me Duport l’aime…
— Va te coucher !
— C’est pour le coup que le destin éternel de Simon, tu t’en moquerais bien, puisque c’est ce qui est périssable en lui que tu aimerais…
Elle me poussa vers l’escalier : « Monte, fais doucement pour ne pas réveiller ton frère et que je ne t’entende plus… Cet enfant me tuera. »
Je protestai qu’il était trop tôt pour dormir. J’allais faire le tour du parc.
— Couvre-toi. J’ai assez d’un malade. Et quand tu te coucheras, n’ouvre pas la fenêtre. Laurent tousse.
— Il tousse souvent la nuit, dis-je. Il tousse en dormant.
— Comment le sais-tu ? Tu dors sans jamais te réveiller.
— Je l’entends dans un demi-sommeil.
Je suis sûr de ne pas l’inventer, je me souviens d’avoir été impressionné moi-même par ce que je disais, et que j’eus peur pour Laurent tout à coup, comme si à force de vouloir impressionner les autres, je devenais victime de mon maléfice, mais ce ne fut qu’une angoisse de quelques secondes. Je me retrouvai dans cette ténèbre lactée d’un soir de lune, tel que je suis toujours en ces heures-là, attentif au ruissellement de la Hure, à cette calme nuit murmurante, pareille à toutes les nuits, à cette même clarté qui baignera la pierre sous laquelle le corps que je fus finira de pourrir. Ce temps qui coule comme la Hure et la Hure est là toujours et sera là encore et continuera de couler… Et c’est à hurler d’horreur. Comment font les autres ? Ils n’ont pas l’air de savoir.
Et moi je ne savais pas que cette nuit qui commençait, avec toutes ses agonies innombrables… Mais il faudrait parler de ces choses sans les inventer et faire pour Donzac un rapport exact, un constat. Je suis rentré. C’était la dernière année avant que maman eût fait mettre l’électricité. Une seule lampe demeurait allumée au-dessus du billard. Je pris un des bougeoirs et gagnai notre chambre au-dessus de celle de maman, la chambre des garçons. Une chambre à deux fenêtres très grande et nos deux lits étaient « tête-bêche » de sorte que Laurent et moi, nous pouvions passer toute la nuit ensemble sans même nous voir et qu’il se levait presque toujours à l’aube. Le soir, quand nous étions enfants, il tombait de sommeil à table même, et il fallait quelquefois le porter dans son lit. Depuis deux ans « il courait », disait-on, et c’était moi qui dormais quand il rentrait furtivement, ses souliers à la main. Quand je m’éveillais, Laurent était depuis longtemps envolé.
J’étais bien résolu à ouvrir la fenêtre malgré la défense de maman. L’atmosphère était lourde. Je ne reconnaissais pas l’odeur habituelle de Laurent, son odeur canine, mais saine. La fièvre a une odeur que je sentis d’abord. Il dormait sans ronfler, mais bruyamment. Je commençai à me déshabiller quand maman entra en robe de chambre, avec sa tresse, s’approcha du lit de Laurent et après l’avoir tâté, au front et au cou, sans qu’il se réveillât, me dit à voix basse que je ne pourrais dormir, que Laurent aurait peut-être besoin d’elle, qu’elle allait prendre mon lit et moi le sien. Je ne me fis pas prier et sans jeter un regard à mon frère, je gagnai la chambre de maman au premier étage, moins grande que la nôtre, parce qu’on y avait ménagé dans deux angles un cabinet de toilette et une garde-robe qui formaient ainsi l’alcôve où était le lit. J’ouvris avec délices une des fenêtres et me glissai dans le lit où j’avais été conçu. Pensée étrange, fascinante à la fois et insoutenable, que je chassai par ce mouvement naturel qui m’était resté de mon enfance scrupuleuse, persuadé que notre éternité pouvait dépendre d’une seule pensée.
Читать дальше