Pour vaincre l’obsession, j’eus recours à ce qui me servait aussi pour glisser lentement vers le sommeil, je me racontai une histoire : j’en avais toujours une sur le chantier. Celle qui était en cours à ce moment-là me ravissait. C’était l’année où j’avais lu pour la première fois dans la Comédie humaine de Balzac Splendeurs et Misères des Courtisanes et, désolé du suicide dans sa prison de Lucien de Rubempré, j’avais réinventé son histoire : Lucien de Rubempré n’était pas compromis, ni emprisonné, Carlos Herrera réussissait son coup, escroquer le baron de Nucingen de la somme énorme exigée pour que Lucien pût épouser la fille du Duc de Grandlieu. J’allais au-devant des difficultés. Grâce à l’appui du Duc et de Carlos Herrera, Lucien était attaché à l’ambassade de Rome, de sorte que le mariage se faisait presque à la sauvette, dans la chapelle de l’ambassade, sans que Paris le sût, et que tout ce qui aurait pu surgir contre Lucien était conjuré. Peu après, Carlos Herrera décida de mourir et de redevenir Jacques Colin, le forçat évadé qu’il était réellement. Il feignit d’avoir une de ces tumeurs qui ne pardonnent pas. Tous ceux qui le virent alors le crurent perdu. Il alla se faire opérer dans un hôpital privé en Suisse qui dépendait de la bande. Le cadavre d’un autre opéré devint celui de Carlos Herrera et Jacques Colin prit le large… Et moi je glissai, je sombrai dans un sommeil épais, profond, peuplé d’un monde fourmillant d’où j’émergerais quand me toucherait le premier rayon fusant à travers les persiennes.
Cette nuit-là, je m’éveillai en pleine nuit, comme perdu dans ce lit qui n’était pas le mien et qui avait l’odeur de maman. Je sus tout de suite qu’il se passait un événement grave. Oui, je sus tout de suite que c’était grave. Des pas hâtifs retentissaient dans l’escalier que l’on ne songeait pas à étouffer, des portes demeuraient ouvertes et battaient. Le drame était au-dessus de ma tête. Laurent ? Je me rassurai : ce bruit de broc, de cuvettes, il avait dû vomir. Je me tournai du côté du mur. À ce moment-là, maman entra, une lampe à la main qui éclairait en plein sa grande figure échevelée et grise. Elle demeura sur le seuil : « Écoute, il vaut mieux que tu saches… » Laurent avait eu un crachement de sang qui durait encore. Le docteur Dulac et le Doyen étaient auprès de lui. Je fis le geste de me lever, elle me supplia de ne pas bouger jusqu’à l’aube.
— Alors tu partiras chez les demoiselles, à Jouanhaut. Il faut fuir, fuir, répétait-elle, hagarde. Je ne respirerai que lorsque je te saurai loin.
— Mais Laurent…
— Il ne s’agit plus de Laurent, il s’agit de toi.
— Mais maman, Laurent ? Laurent ?
Elle demeurait pétrifiée, sa lampe à la main avec cette grande mèche blanche qui lui barrait le front. Elle me regardait ardemment.
— Prie pour ton pauvre frère, mais notre premier devoir, c’est de t’isoler. Dieu veuille que ce ne soit pas trop tard. Quand je pense que tu partages sa chambre à Bordeaux et à Maltaverne depuis des années. Et la nuit dernière encore, tu respirais le même air que lui.
— Mais lui, maman, mais Laurent…
— Nous ferons l’impossible, tu penses bien. Dès demain il y aura une consultation. Mais il faut que tu saches…
Elle hésita : « Le docteur croit… » Elle s’interrompit, recommença d’entrer dans le détail de ce qu’elle avait résolu à mon sujet. On eût dit que ce malheur me concernait seul, qu’il n’avait d’importance et de conséquences que par rapport à moi. Je partirais sans linge, sans habits que ceux que j’aurais sur moi, toutes mes affaires étant dans la chambre contaminée.
— Je ne t’embrasserai même pas, et bien entendu tu n’approcheras pas de la chambre de Laurent. D’ailleurs il n’est pas en état. Il vaut mieux que tu ne gardes pas cette image…
— Pas la dernière, maman, pas la dernière !
— Mais oui ! Tu sais que je vois toujours le pire. Je vais te chercher du café. Recouche-toi.
Je me laisserais faire, je ferais ce qu’elle voudrait. Elle avait fait peur au garçon de dix-neuf ans comme elle faisait peur au petit garçon pour qu’il obéît. Il y avait eu à Maltaverne la chambre, le lit où Bon-papa était mort, et à Bordeaux la chambre, le lit où papa était mort. Il y aurait ici la chambre, le lit où Laurent… Il se détachait tout à coup de sa nullité de dernier de la classe pour commencer de vivre en moi sa nouvelle existence. Il n’avait jamais dit une parole qui n’eût trait aux palombes, ou à la bécasse, ou au lièvre, ou à ses chiens. Il préparait Grignon, mais aussi indifférent à l’agriculture qui s’apprend dans les livres, qu’au latin ou qu’à l’hébreu. Il avait toujours dit : « Je serai le paysan de la famille… » Mais il ne s’occupait de rien à Maltaverne.
— Vous me laissez tout faire ! gémissait maman qui n’eût pas souffert que nous mettions, si peu que ce fût, le nez dans ses affaires — qui en fait étaient les nôtres puisque Maltaverne était à nous, qu’elle était notre tutrice.
Ainsi vaguait ma pensée et elle buta tout à coup sur ceci : « Il n’y aura plus que moi, je serai seul à Maltaverne, face à maman. » Oui, j’ai eu cela dans l’esprit mais Dieu m’en est témoin, pas pour m’en réjouir, parce qu’il était impossible que maman n’y pensât pas, elle aussi, avec sa passion maniaque de la terre, qu’elle n’en fût pas obscurément touchée. Elle adorait la terre, mais pas à ma manière, elle haïssait les partages… Donzac pour qui j’écris n’a pas besoin que je l’en avertisse : rien de tout cela n’était clair en moi durant cette nuit sinistre, rien n’était avoué, consenti, reconnu. J’applique sur ces heures qui m’ont marqué à jamais la grille de mes pensées, telles que je les ai dégagées dans leur enchaînement et dans leur ordre au long de la semaine qui a suivi à Jouanhaut, chez les demoiselles.
En attendant qu’il fît jour, je demeurai étendu tout habillé, sur le lit de maman. Elle revint une fois sans passer le seuil de la chambre pour m’apporter du café et m’avertir que Marie Duberc était occupée à repasser mon linge et que rien ne me manquerait. Je n’avais qu’à rassembler mes livres et mes paperasses, comme elle appelait tout ce que j’écrivais. Je m’assoupis. J’entendis les roues de la carriole de Duberc dans un demi-sommeil. Marie entra avec un plateau, la tête comprimée dans le foulard noir des vieilles, — toute noire elle-même, de ce noir luisant des poules dont elle avait l’œil effaré, le croupion. Depuis la fuite de Simon, dont ils s’étaient faits les complices, maman ne parlait plus aux Duberc que pour leur donner des ordres. Marie m’assura que Laurent reposait maintenant, que Madame ne le quittait plus. Le docteur ferait venir une sœur de l’hospice de Bazas. Elle gémissait : Ah ! Lou praou moussu Laurent ! C’était lui le préféré chez les Duberc : Ah ! Lou praou !
Cette fuite, sans avoir revu mon frère mourant, je ne me la pardonnerai jamais. Maman montait la garde pour m’empêcher d’entrer dans la chambre dont l’espace d’une seconde j’aperçus par la porte entrebâillée, à la lueur vacillante d’une veilleuse, les meubles déplacés, les linges épars. Je me laissai faire. Tout se passa comme maman l’avait décidé. À dix-neuf ans, je me laissais porter par elle comme un nouveau-né. Je protestai faiblement, elle ne m’écoutait même pas. Elle disait : « Dès que la crise sera surmontée, tu le reverras. Je te le promets. Je t’enverrai chercher. Tu lui parleras de loin, il y aura encore de beaux jours. Nous l’installerons au soleil dans le parc. La forêt, c’est encore ce qu’il y a de plus efficace. »
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