Le lendemain, l’instituteur s’aperçut que l’enfant lisait à la perfection.
— Qui t’a appris ?
— Personne.
— Et écrire ?
— Je n’écris pas comme vous.
— Montre.
Déodat traça les lettres en caractères d’imprimerie : il les reproduisait telles qu’il avait pu les lire et s’étonnait de l’écriture cursive de l’adulte. Preuve que le gosse avait appris seul.
— Je t’enseignerai l’écriture cursive, d’accord ? C’est plus beau.
« Et comme ça, tu verras moins la cruauté des mômes », pensa-t-il.
Les enfants comprirent que la monstruosité de leur condisciple n’était pas uniquement physique. Déodat ne la mit pas en avant. Il n’eut aucune des attitudes que l’on prête aujourd’hui aux enfants surdoués : il était trop intelligent pour penser qu’il ne lui restait rien à apprendre. Même quand il savait, il s’intéressait à la manière dont l’instituteur expliquait. Et lorsqu’il n’écoutait pas, il observait les élèves à la dérobée : un instinct le poussait à la camaraderie. Ceux qui le huaient en groupe, pris isolément ne semblaient pas disposés à le détester. La récréation n’était pas le moment le plus opportun pour s’approcher d’eux, qui cessaient alors d’être des individus pour devenir une cohorte. L’idéal consistait à échanger quelques paroles banales pendant la pause. L’enfant répondait au pestiféré sans craindre de lui être associé. Peu à peu, l’exclu eut établi ce genre de contact anodin avec chaque élève. Deux mois plus tard, il jouait avec les autres dans la cour, sans que le groupe ait remarqué son stratagème.
L’agressivité à son égard n’avait pas disparu pour autant. Un jour que l’instituteur le félicitait pour ses performances en calcul, un petit pervers répéta haut et fort un slogan publicitaire :
— Déodorant hyperperformant, vingt-quatre heures sans transpirer !
La cible eut l’habileté d’éclater de rire avec la classe entière. Moyennant quoi, la moquerie disparut très vite. Le sobriquet ne tarda pas à être écourté en Déo, qui pouvait passer pour le diminutif de son prénom véritable.
Autre facteur d’exclusion, Déodat était le seul de l’école à ne pas avoir chez lui de téléviseur. Il interrogea ses parents à ce sujet, qui se montrèrent inflexibles : à les entendre, la télévision était l’invention du Diable. Leur fils, qui voulait s’en rendre compte par lui-même, manœuvra en stratège. Il examina chaque élève comme un général passe ses troupes en revue et décida de s’adresser à Axel :
— Si je te fais ton devoir de calcul, je peux venir regarder la télé chez toi mercredi après-midi ?
Plutôt content d’échapper à la perspective d’une mauvaise note, Axel accepta. Déodat annonça à sa mère qu’il était invité chez un copain le mercredi suivant, Énide s’en émerveilla :
— Tu as un copain ?
Elle se rendit compte aussitôt de ce que son enthousiasme avait d’insultant et affecta de ne pas s’émouvoir d’un phénomène aussi normal.
Au jour dit, la maman d’Axel réprima un haut-le-cœur en rencontrant le fort en thème et mit sa sale gueule sur le compte de la bosse des maths. Le devoir de calcul expédié, les deux enfants s’installèrent devant un somptueux téléviseur et regardèrent les fameux programmes du mercredi après-midi.
À sa honte, car il eût préféré réagir comme ses parents, Déodat adora. Il suffisait de se laisser emporter par ce tapis volant de lumière et de son, on était embarqué dans un monde peuplé de personnages fabuleux, dont les péripéties étaient racontées à une vitesse supersonique, avec des onomatopées étranges et des refrains au goût de bonbons. Au nom de quoi le privait-on de cet enchantement ?
Axel n’était pas très malin. Il semblait tenir de sa mère, qui passa l’après-midi dans la pièce d’à côté à marmonner au téléphone, ou plutôt à croire qu’elle marmonnait car Déodat n’avait qu’à tendre l’oreille pour entendre : « Je te jure, un vrai petit monstre. Axel ne s’en aperçoit pas parce qu’il est un enfant. Tu crois que je dois prévenir mon mari ? »
Manifestement, elle s’en abstint, car vers dix-huit heures entra un homme qui s’exclama :
— C’est quoi ce troll ?
— Bonsoir monsieur, répondit l’insulté avec une politesse appuyée.
Une demi-heure plus tard, Énide vint rechercher son fils. Rien qu’à la manière dont les parents d’Axel la dévisagèrent, elle sut que le physique de son enfant avait fait grande impression. « Non, ce n’est pas génétique », fut-elle tentée de leur dire.
— Tu as aimé ton après-midi, mon chéri ? demanda-t-elle en chemin.
— Oui. Est-ce que je peux retourner chez Axel mercredi prochain ?
Elle y consentit. Ce devint un rituel hebdomadaire. L’énigme s’approfondit : comment des gens qui possédaient un téléviseur aussi magique et qui passaient à le regarder le plus clair de leur temps pouvaient-ils demeurer bêtes et pire que bêtes, vulgaires et médiocres ? Comment les prodigieux dessins animés ne leur élevaient-ils pas l’esprit ? Déodat voulut en savoir davantage et demanda à Axel s’il pouvait dormir chez lui.
— Pas de problème, répondit le copain.
Le mercredi suivant, Énide ne vint pas chercher son fils à dix-huit heures trente et l’enfant découvrit enfin le déroulement d’une soirée chez les autres. Ce fut fantasmagorique : on resta tout le temps devant la télévision. Vers vingt heures, la maman commanda une pizza qui ne tarda pas à être livrée et qu’elle servit sur des plateaux : ainsi, on ne dut pas s’attabler et on n’interrompit pas la contemplation.
Les programmes, en revanche, changèrent et devinrent moins bien. On vit de vraies personnes. Elles disaient des choses d’un intérêt contestable. Elles avaient un parler très laid qui semblait impressionner la famille d’Axel. Parfois, la maman demandait si quelqu’un voulait une nouvelle part de pizza. Le père tendait son assiette tout en intimant le silence de l’autre main.
Déodat essaya de se concentrer sur ce qui était dit. À peine commençait-il à comprendre le sujet abordé que celui-ci changeait. L’unique point commun entre chaque thème était un genre d’ennui sinistre.
Des publicités plutôt amusantes interrompirent ce pensum, mais après ce fut pire. Il y eut une dispute entre plusieurs individus qui parlaient chacun au nom de la France comme si elle leur appartenait. Il avait dû se passer quelque chose de grave dans un épisode précédent.
— Ça t’intéresse ? chuchota Déodat à l’oreille d’Axel.
En guise de réponse, celui-ci haussa les épaules d’un air vaseux.
— On va se coucher ? suggéra l’invité.
Le père les fit taire d’un geste. Les deux enfants filèrent dans la chambre d’Axel.
— Vous regardez la télévision tous les soirs ? demanda Déodat.
— Mes parents aiment être informés.
— Mais toi, ça t’embête, non ?
— Oh, tu sais, répondit-il avant de poser sa tête sur l’oreiller et de s’endormir.
Cette attitude le plongea dans une perplexité profonde. Comment le copain pouvait-il supporter de s’ennuyer à ce point ? Il ne semblait pas obligé de rester là : ils avaient eu le droit de s’en aller sans demander la permission. Alors pourquoi subissait-il cette émission ?
La chambre d’Axel regorgeait de jouets. Depuis le temps que Déodat venait chez lui chaque mercredi, jamais ils n’avaient joué avec aucune de ces merveilles. S’il n’avait pas eu peur de réveiller le copain, il aurait ouvert ces boîtes bien rangées, il aurait touché ces objets de désir, Lego, voiture Batman, soldats Duplo. Il osa penser qu’Axel n’était peut-être pas très malin. Et il n’exclut pas que l’omniprésence de la télévision ait joué un rôle dans cette affaire. Non que les programmes soient forcément en cause. C’était comme si l’appareil lui-même avait capturé la volonté d’Axel.
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