— Serviettes ? J’ai des serviettes en lin froissé qui ne se repassent pas.
— J’ai tout ce qu’il me faut.
— Jean-Lino est descendu acheter du champagne. Et fumer sa petite Chesterfield.
— Il ne fallait pas.
— Quand même !
Elle était bien plus excitée que moi. Mes attaques d’anxiété m’avaient épuisée et je voyais arriver la soirée comme une punition. Sa joie me faisait honte. Je l’ai trouvée touchante et sympathique. Elle ne s’était pas attendue à cette invitation chez des voisins qu’elle avait crus condescendants. Nous sommes reparties avec trois autres chaises. En bas, j’ai dit, c’est parfait, merci beaucoup Lydie, allons nous faire belles maintenant ! Elle m’a serré le poignet en signe de complicité.
— Un de ces quatre, il faudra que je vous réinitialise.
– Ça veut dire quoi ?
— Je vais vous évaluer avec mon pendule. Enlever tout ce qui est encrassé, purger les organes. Je vais remettre de la fluidité.
– Ça va prendre des années !
Elle a ri et s’est enfuie dans l’escalier en agitant sa chevelure orangée.
Sur les voilages encore : mon amie de primo-adolescence (avant mes années Denner) s’appelait Joelle. Elle était belle et drôle. On ne se quittait pas d’une semelle même la nuit. Sa famille était encore plus toquée que la mienne. Au milieu de plein de déconneries on peignait des tableaux à l’huile — j’en ai encore certains, surchargés de matière —, on écrivait des chansons, des histoires, on vivait en Pataugas et pulls de mecs, c’était l’époque beatnik. Moi je n’ai jamais dépassé le shit et vaguement l’alcool, Joelle s’est mise à l’acide et à d’autres trucs flippants et notre amitié a commencé à battre de l’aile. Une année, elle est revenue d’Asie en avion sanitaire, elle avait avalé un champignon hallucinogène qui lui avait détraqué le cerveau. Elle venait d’avoir dix-huit ans. Vingt ans plus tard, elle m’a téléphoné. Elle avait retrouvé ma trace à travers ma sœur sur Facebook. Je suis allée la voir à Aubervilliers, dans un logement qui donnait sur une cour. Joelle revenait des Antilles avec l’enfant d’un Martiniquais disparu dans la nature. Elle avait passé un diplôme d’infirmière, elle cherchait du travail. Ils vivaient dans deux pièces en alignement, une entrée avec une table et une chambre. Des pièces sombres, assombries encore par des voilages fanés. Alors qu’il faisait encore vaguement jour, Joelle a allumé une lampe. On se parlait dans ce mélange de jour et de lumière électrique qui ramène au pressentiment accablant des dimanches. C’était le seul jour chez nous où on baissait la garde sur les économies d’électricité, normalement il fallait éteindre les pièces avant même d’en être sorties. On avait pris l’habitude Jeanne et moi de vivre dans le noir, je préférais de loin le noir qui n’était pas triste à cette combinaison lugubre. Joelle m’a fait un thé, je la voyais assise avec son petit garçon craintif sur le fond jaunâtre. J’ai pensé, on ne peut pas y arriver. Je suis repartie en fin d’après-midi, l’abandonnant pour la deuxième fois de ma vie.
À une heure de la soirée, tout était plus ou moins sous contrôle, les raviers remplis, les tortillas prêtes à être enfournées. Pierre devait s’occuper des salades. Sur le plan vestimentaire, deux tenues étaient calées depuis plusieurs jours tout en sachant que je mettrais pour finir la robe noire sans histoire et sans risque. J’ai avalé un Xanax et je suis allée me faire belle avec un nouveau traitement anti-âge conseillé par Gwyneth Paltrow. Je désapprouve intellectuellement le terme anti-âge que je trouve culpabilisant et débile mais une autre partie de mon cerveau épouse la phraséologie médicamenteuse. Récemment j’ai commandé sur internet le baume favori de Cate Blanchett, sous le prétexte que toutes les Australiennes stylées l’avaient dans leur sac à main. Quelque chose ne doit pas tourner très rond chez moi. Des gens parlaient à la radio de la fatigue psychique des Français. En dépit du flou de la notion, ça m’a fait plaisir d’apprendre que les Français étaient dans le même état que moi. Les Français avaient définitivement perdu le sentiment de sécurité. La vieille rengaine. Qui peut se dire en sécurité ? Tout est incertain. C’est la condition même de l’existence. Dans le poste, qui plus est, on s’alarmait de l’affaiblissement du lien social. Néolibéralisme et globalisation, ces deux calamités, empêchaient de créer du lien. Je me suis dit, toi tu crées du lien ce soir dans ton appartement de Deuil-l’Alouette. Tu mets des bougies, tu arranges les coussins pour tes invités, tu as mis au frais des tortillas aux oignons et tu appliques ta crème par mouvements circulaires ascendants comme prescrit. Tu donnes un petit coup de jeune à l’existence. La femme doit être gaie. Contrairement à l’homme qui a droit au spleen et à la mélancolie. À partir d’un certain âge une femme est condamnée à la bonne humeur. Quand tu fais la gueule à vingt ans c’est sexy, quand tu la fais à soixante c’est chiant. On ne disait pas créer du lien quand j’étais jeune, je ne sais pas de quand date ce singulier. Ni ce qu’il veut dire ; le lien réduit à son abstraction n’a aucune vertu en soi. Encore une de ces expressions creuses.
Ma mère est morte il y a dix jours. Je ne la voyais pas tellement, ça ne change pas grand-chose dans ma vie sauf que quelque part sur la terre il y avait ma mère . Hier j’ai reçu l’aide-soignante qui s’occupait d’elle les derniers temps et à qui je devais de l’argent. Une femme énorme qui m’a toujours effrayée et qui parle en soufflant. Elle avait entendu parler du drame de l’immeuble et s’est montrée avide d’en connaître les détails. Déçue par ma réserve, et tout en croquant une galette St-Michel, elle a embrayé sur l’histoire d’une boulangère de Vitrolles qui avait tué ses enfants la veille de Noël. Dans la nuit la boulangère avait empaqueté les cadeaux, les avait mis sous le sapin puis elle était allée dans la chambre de son fils et avait appuyé l’oreiller sur son visage jusqu’à ce qu’il étouffe. Ensuite elle était allée dans la chambre de sa fille et avait fait exactement la même chose. L’aide-soignante a dit, elle a empaqueté les cadeaux, elle les a mis sous l’arbre et dans la foulée elle est montée supprimer les gosses. Elle a dit, moi ce qui ne me va pas, c’est qu’on vous apprend tout ça et après silence de mort. Vous entendez l’histoire sur toutes les chaînes et après zéro, plus rien. On vous appâte et on vous ferme la porte au nez. Les guerres, les massacres, c’est trop global, a-t-elle dit en reprenant une galette, moi le global, ça ne me fait pas grand-chose. Ça ne me sort pas de moi-même. Les drames de la vie courante si. Ça remplit la journée. On en discute. On ne pense plus à ses misères. Je ne dis pas que ça console mais dans un sens si. Pourquoi elle a mis les cadeaux sous l’arbre d’après vous ? On s’entendait bien avec votre maman, qu’est-ce qu’elle était gentille cette femme !
— Oui, oui.
— Une gentille femme. Et gentille avec tout le monde.
— Je dois vous laisser partir madame Anicé, j’ai un travail à finir…
Elle a rajusté à la taille son tee-shirt dont l’imprimé m’a rappelé le Formica des années soixante et s’est soulevée avec lenteur.
— Moi j’ai ma théorie sur les cadeaux de Noël…
Dans l’aspect physique de Ginette Anicé, seuls deux éléments révèlent une tentative de paraître. Des boucles d’oreilles, deux boules dorées de celles qu’on met pour boucher le trou, et les accroche-cœurs du front. Les cheveux sont uniformément courts à l’exception d’une longueur sur le front, deux petits centimètres permettant la formation manuelle d’arrondis en corolle. Ils sont quasi invisibles, seule une personne comme moi sensible aux coiffures peut les remarquer. Ils couvrent le haut du front à intervalles réguliers, mais attention, il ne s’agit pas d’une bordure naturelle et frisée, il s’agit d’une frange travaillée en mèches séparées, à visée décorative ; ce sont bien des accroche-cœurs.
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