Je ne sais pas comment a germé dans ma tête cette idée de fête de printemps. Nous n’avions jamais fait ce genre de chose à la maison, ni pot, ni fête, encore moins de printemps. Quand on reçoit des amis ça ne dépasse jamais six personnes autour d’une table. Au départ j’avais envie de faire un truc avec des copines de Pasteur, auxquelles on ajouterait quelques collègues de Pierre, et puis j’ai ressorti des noms, je me suis mise à conceptualiser des croisements plus ou moins féconds, très vite s’est posée la question des chaises. Pierre m’a dit, emprunte des chaises aux Manoscrivi.
— Sans les inviter ?
— En les invitant. Elle pourrait même chanter !
Le couple Manoscrivi n’intéressait pas Pierre, mais tant qu’à faire il trouvait Lydie plus marrante que Jean-Lino. J’ai lancé une quarantaine d’invitations. Je les ai regrettées sur-le-champ. La nuit qui a suivi je n’ai pas fermé l’œil. Comment asseoir tout le monde ? On avait sept chaises en comptant la chaise marocaine. Les Manoscrivi devaient en avoir sensiblement le même nombre. La chaise marocaine était très encombrante mais comment la mettre hors jeu ? En dehors des chaises, le pouf mou et le canapé permettaient, dans le cas d’une synergie idéale, l’assise de sept personnes. Trois fois sept, vingt et un. À quoi il fallait ajouter un tabouret de la cave, donc vingt-deux (j’avais aussi pensé au coffre mais le coffre devait servir de table en complément de la table basse). Il faudrait dix chaises de plus mais pliantes. Il faudrait qu’elles soient pliantes, qu’elles puissent être dépliées si besoin et non pas stationner comme en attente de spectateurs, mais où trouver des chaises pliantes ? L’appartement ne permettait pas en surface un apport de trente chaises dépliées, sans parler de l’uniformité glaciale des chaises d’appoint, et pourquoi fallait-il tant de chaises ? Quand on fait ce genre de fête dînatoire informelle — mais oui, informelle ! — les gens ne sont pas tous assis, ils parlent debout, se baladent, il faut compter sur une forme de va-et-vient, de liberté dans l’assise, les gens se mettent sur les accoudoirs ou s’assoient par terre décontractés le dos au mur, mais oui !… Quant aux verres… Je me suis relevée dans la nuit pour compter le nombre de nos verres. Trente-cinq, plus ou moins disparates. Plus six verres de champagne dans un autre placard. Au réveil j’ai dit à Pierre, on n’a pas de verres. Il faut acheter une vingtaine de verres de champagne et des verres à vin. Pierre m’a dit qu’il existait des verres de champagne en plastique. J’ai dit, ah non, ça non, je suis déjà malheureuse avec les assiettes en carton, les verres doivent être en verre. Pierre m’a dit, c’est idiot d’acheter des coupes dont on ne se servira jamais par la suite. On ne va pas boire du champagne dans du plastique comme pour un pot de départ ! Pierre m’a dit qu’il existait des flûtes ultra-rigides imitation verre tout à fait acceptables. J’ai été voir sur internet et j’ai commandé trois coffrets de dix flûtes à champagne Élégance et trois boîtes de cinquante couteaux, fourchettes et cuillères jetables en plastique métallisé, aspect inox. Ça m’a tranquillisée jusqu’au samedi de la soirée où dans l’après-midi, j’ai eu une nouvelle crise à propos des verres. On avait des flûtes à champagne mais pas de verres pour le vin. Après une errance dans Deuil-l’Alouette, je suis revenue avec trente verres ballon en verre et un coffret de six verres de champagne en verre. J’ai sorti une nappe jamais utilisée que j’ai mise sur le coffre et j’ai disposé tous les verres, les coupes, les ballons, les hybrides, et même quatre petits verres à vodka au cas où quelqu’un voudrait de la vodka. Il y avait plus de cent verres en comptant ceux de la cuisine. Lydie a sonné vers six heures. Déjà semi-pomponnée, une chaise à chaque bras. Nous sommes montées chercher les autres. Il y avait un fauteuil en velours jaune dans la chambre. Je n’avais jamais vu leur chambre. La même pièce que la nôtre en dix fois plus coloré, dix fois plus bordélique, des icônes au mur, un poster de Nina Simone à moitié nue en robe de cordage blanc, et une autre disposition du lit. Au milieu de coussins, Eduardo, méfiant et alangui. Mais qu’est-ce que tu fais là ! s’est écriée Lydie. Elle a tapé dans ses mains et le chat s’est carapaté. Elle a dit, je ne lui permets pas d’être dans la chambre. Il m’a semblé voir un pot de chambre avec un couvercle en bois. En un coup d’œil, j’ai compris que Jean-Lino n’avait jamais mis son grain de sel dans la déco, non pas qu’on ait pu déceler sa touche personnelle ailleurs mais le reste de l’appartement tenait plus du compromis hasardeux des vies. La fenêtre était entrouverte, encadrée par des pans soyeux style bonbonnière anglaise, doucement flottants, on distinguait au loin par-dessus les immeubles un bout de tour Eiffel qu’on ne voyait pas nous. Leur chambre m’a paru plus gaie, plus jeune que la nôtre. En soulevant le fauteuil trop lourd, j’ai jalousé leur chambre. J’ai souvent été plombée par les chambres dans ma vie. Chambre d’enfance. Chambres d’hôpital. Chambres d’hôtel avec mauvaise vue. C’est la fenêtre qui fait la chambre. L’espace qu’elle découpe, la lumière qu’elle introduit. Ses rideaux aussi. Le voilage ! J’ai été à l’hôpital trois fois dans ma vie, en comptant mon accouchement. À chaque fois, j’ai été plombée par la chambre d’hôpital avec ses grandes vitres vaguement opacifiées, livrant une barre de bâtiment symétrique, des branchages ou un ciel disproportionné. La chambre d’hôpital m’a enlevé tout espoir à chaque fois. Même avec le bébé à côté dans son berceau en verre.
Une des photos les plus connues de Robert Frank est la vue de Butte, une ville minière du Montana, prise de la fenêtre d’une chambre d’hôtel. Des toits, des entrepôts. De la fumée au loin. La moitié du paysage est effacée de chaque côté par des voilages en tulle. Notre chambre d’enfance, avec ma sœur Jeanne, donnait en partie sur le mur d’un gymnase. Le crépi s’effritait par pans entiers. Si je me penchais vers la gauche, je voyais une rue sans passants avec un arrêt de bus. On habitait dans un immeuble en brique à Puteaux, démoli aujourd’hui (j’y suis passée, je ne reconnais rien). On avait exactement les mêmes rideaux en tulle, la même maille, la même frise verticale épaisse un peu froissée. Ça donnait du monde la même image morne. Le rebord de la fenêtre aussi était le même. Un rebord de pierre salie, trop étroit, qui ne supporte rien. La chambre d’hôtel de Butte surplombe des baraques sombres et une route vide. Celle de Puteaux donnait sur un mur arrière sans ouverture. On n’aurait jamais mis ce tissu devant un truc resplendissant. J’ai dit à Lydie, j’ai peur qu’il soit un peu encombrant ce fauteuil.
— Oui, oui, on le prendra plus tard au pire.
Elle m’a entraînée dans le salon. Elle avait créé une petite jungle sur le balcon, ce genre de balcon-boîte des immeubles modernes où on ne va pas trop. Il y avait un grand mimosa qui déployait ses branches et qu’on voyait d’en bas. Des arbustes en pot bourgeonnaient. De temps en temps, l’eau qu’elle versait rebondissait chez nous. J’ai dit, il est merveilleux votre balcon. Elle m’a montré ses tulipes naissantes et des crocus apparus le matin même. Vous avez besoin d’autre chose ? Plats, verres ?
— J’en ai suffisamment je crois.
— Pendant que vous êtes là, vous pourriez signer une pétition contre le broyage des poussins ?
— On broie les poussins ?
— Les mâles. Ils ne peuvent pas devenir des poulets alors ils sont déchiquetés vivants dans des broyeuses.
— Quelle horreur ! j’ai dit en ajoutant mon nom et ma signature à une liste.
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