« — Des cheveux qu’on teint, c’est pas plus qu’un pinceau. »
Mais ce que les filles ont dans l’idée…
Il faut dire qu’un mannequin est obligé de varier son aspect pour plaire à la mode. Hélène a même dû se laisser épiler sous les bras. Maintenant ça lui fait sous les aisselles plein de picous sombres comme à une volaille mal buclée.
Mannequin ! c’est un métier qui paie bien, mais la mère aurait préféré que sa fille fût institutrice. Seulement Hélène n’a jamais aimé l’étude… Au fond la mère comprend, parce que, elle non plus, n’aimait pas l’étude. À quatorze ans elle était déjà en place, dans un hôtel savoyard où des couples magnifiques venaient se dire des choses d’amour.
À dix-huit ans, elle rencontre le père. Le père travaillait dans une entreprise de travaux publics à Grenoble. À ce moment, il construisait une route et la route passait justement devant l’hôtel. Vous parlez comme la vie est curieuse… Une route qui vient vous chercher là où vous êtes .
Hélène bouge en geignant.
Lorsqu’elle était petite, Hélène ne voulait jamais quitter sa mère. Et toutes deux chantaient à longueur de journée dans l’appartement. La voix d’Hélène était blonde comme ses cheveux. Sa voix aussi a changé. Lorsqu’elle chante, maintenant, on dirait qu’elle se met un verre de lampe contre la bouche. En chantant, elle secoue les épaules.
Elle dit :
« — Le swing, tu ne peux pas comprendre ce que c’est prenant. »
La mère ne répond rien, mais elle préfère les chansons de son temps, dans lesquelles on découvre de beaux hommes à moustache fine, des jeunes filles sérieuses tenant des bouquets. Ces couples-là maintenant seraient nos grands-parents .
Hélène pousse un cri et sursaute dans le lit.
« C’est un cauchemar, pense la mère, faut-il la réveiller ? »
Un court instant elle réfléchit.
Non. À quoi bon ? Un rêve ne dure pas, sans doute celui d’Hélène est-il déjà terminé, tandis que la réalité est toujours là, imperturbable et constante. Rien n’est plus persévérant que la vérité, on essaie de l’oublier, on y parvient et vlan ! la revoilà, narquoise. On marche toute sa vie dans du présent. À force d’y réfléchir, on en a marre. Alors on pense à des faits passés, admis — il faut du temps pour admettre les faits — qui, pourtant, sont arrivés au présent.
Hélène pousse un second cri, plus plaintif ; un cri d’égorgé qui vomit sa dernière bouchée de sang, un cri obscur et triste qui pend, tué, au bout des lèvres.
« Mon Dieu ! se dit la mère, peut-être rêve-t-elle que nous allons être arrêtés. »
Doucement elle secoue le bras d’Hélène et dans Hélène il doit se produire comme un message en morse.
— Hem ? fait-elle, avec le nez.
Son éveil provoqué est une question.
Voilà, le rêve doit être coupé en deux comme un ver, il se tortille dans la mémoire de rêve d’Hélène et cesse de l’effrayer.
La mère retient son souffle, Hélène se rendort.
Est-ce « qu’ils » font du mal aux femmes ?
« Ils » ne peuvent pas les fusiller en tout cas. Hélène n’a rien fait. Bien sûr, elle a fréquenté un officier allemand, mais ce n’est pas un crime. M. Otto était un homme comme les autres et, dans un sens, mieux que les autres. Il ne disait pas de mal des maquisards, il avait même l’air de mépriser la tenue de milicien de Petit Louis.
« — Je vous souhaite notre victoire », murmurait-il parfois de sa belle voix distinguée.
La mère ne comprenait pas la pensée de M. Otto. Maintenant une grande lumière de vérité l’inonde. Comme elle regrette leur vie passée ! Ou plutôt, elle regrette que leur vie se soit déroulée de cette façon. Elle ne déplore pas leurs actes, mais les circonstances qui les ont provoqués. Le pénible, dans l’existence, c’est d’avoir à prendre des décisions. Même lorsqu’on laisse couler la vie, il faut décider de ne pas intervenir dans l’accomplissement du destin. Ainsi quand la mère s’est trouvée enceinte d’Hélène, le père a dit :
« — Tu devrais en parler à Mme Baudouin. »
Mme Baudouin, c’était une voisine qui s’en faisait passer un, au moins, toutes les années.
Le père parlait d’un air hypocrite, dans le genre Judas.
La mère a demandé :
« — Tu crois qu’on ne pourrait pas s’offrir “ça” ? »
« Ça » c’était l’image d’une petite vie ratatinée dans des linges blancs.
Le père a souri — le premier sourire dédié à Hélène. C’est un brave homme, Albert.
Ils se sont réjouis des nausées annonçant Hélène. Et puis voilà, c’est devenu quelqu’un de vingt-cinq ans et ça se teint les cheveux.
Vous parlez ! Comme la vie est bête .
Le canon reprend, si proche qu’on le croirait dans l’immeuble. De grands « vlouff ! » de vessie crevée partent au ciel et brassent l’atmosphère. Le père sursaute dans son fauteuil. Il se lève et la lune posée sur sa poitrine tombe sur le fauteuil comme une bouse dorée. Il va boire au robinet.
La mère pense :
« Le pauvre Albert a toujours soif. »
Le père est un gros travailleur, dès qu’il est inactif il boit ; tout de même ce n’est pas un ivrogne.
Le père se demande :
« Ai-je rêvé ? »
Il cherche dans sa bouche pâteuse et dans ses pensées velues, il ne trouve qu’un mot : blanc .
Il regarde le mot ; un mot tout seul c’est bête. Blanc ! Ça lui fait un grand vide dans les yeux. Ce mot vient d’où ? Il tourne autour. Blanc ! C’est la lune assise dans le fauteuil, c’est sa soif, et c’est également cette pénible situation dans laquelle ils sont entassés comme dans un sac.
— Tu ne dors pas ? chuchote la mère.
C’est stupide de poser cette question à quelqu’un qui boit à un robinet. Pourtant le père ne sourit pas.
Il répond d’un air de vieux :
— Non je ne dors pas ; c’est le canon.
Il est rassuré par le canon. Tant qu’« ils » se battront, les habitants de cette chambre ne craindront rien. C’est après qu’on leur fera rembourser la bataille.
Donc le canon est blanc .
Il devait y avoir une nappe immense de blanc stagnante en lui et ça lui tenait lieu de sommeil et de rêves.
« Tout est blanc , décide le père, blanc et lisse, avec des illusions de formes et de couleurs par-dessus. »
Il faudrait pouvoir ne pas penser avec des mots. Le père voudrait subir des sensations, sans les qualifier. Par exemple, il écouterait le canon et son corps seul éprouverait le bruit. Il ne penserait pas : « Voilà un coup de canon. » De cette façon les choses revêtiraient une importance relative et ne se répercuteraient pas dans l’intelligence des hommes.
Les hommes s’usent à penser les multiples manifestations naturelles de la vie.
Le père s’enlise dans ses réflexions. Il patauge dans l’inaction comme dans de la boue. Pour se rafraîchir le cerveau il va à la croisée.
La rue semble dormir dans le noir. Aucune lumière ne signale les fenêtres, la centrale électrique a sauté la veille, et la ville aveugle se tait. Toute la fraîcheur de la vitre se précipite dans le front du père. Son crâne boit la buée glacée et devient, lui semble-t-il, dur comme du bronze.
Le père entend un glissement harassé : c’est la mère qui se lève pour le rejoindre.
Elle demande anxieusement :
— Tu te fais de la bile, hein ?
— Non, répond le père, surpris ; pourquoi ? La mère dit simplement :
— Tu en as de bonnes…
— Ah c’est vrai, murmure le père.
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