À chaque crépuscule, au moment où les premières phalènes tombent de la lune, la rainette nostalgique reprend son chant.
Hélène écoute son passé monter bulle à bulle, des vases profondes de la vie. Un bouleversement inattendu vient de fendre son histoire en deux, lui permettant d’apercevoir, superposées comme des couches géologiques, les multiples époques l’ayant hissé jusqu’à ce jour honteux.
Mais de la pauvre aventure humaine qui s’est édifiée chronologiquement sa mémoire ne restitue que des bribes désordonnées. Elle est remplie de faits dans lesquels tout le monde peut puiser pour la juger. Voilà pourquoi personne ne connaît vraiment Hélène, car on ne peut la juger que sur des actes qu’elle n’a jamais pensés. Petit Louis passe sa vie à la traiter de grue… En souvenir, bien sûr, des anciennes parties de cache-cache. Il pense qu’elle appréciait ses caresses incestueuses et décide qu’Hélène a toujours été vicieuse. Et pourtant la petite fille ne s’émouvait nullement de ce contact, elle l’acceptait avec soumission, comme une honte obligatoire de la condition humaine.
« On respire difficilement dans cette chambre ! »
Nous n’avons pas notre cube d’air…
Une vieille expression populaire qui devient vraie et gonfle la tête d’Hélène.
Notre cube d’air, cube d’air…
Leurs huit poumons sont alignés devant une auge emplie d’oxygène vicié et se le disputent…
Pourquoi cette difficulté respiratoire lui fait-elle songer à Édouard, le jeune photographe tuberculeux, dont elle avait fait la connaissance à Vances, à l’âge de seize ans ?
Édouard ! Il nage dans l’atmosphère sirupeuse et fétide de la chambre avec le blond fou de ses cheveux et son sourire de vieille photographie fieuzale. C’était quelque chose de déjà mort, dont la pensée et le reflet seuls s’attardaient. Il photographiait tout : les méditations d’un vieux chien, une branche de lilas, le grand cri rouge du soleil plongeant derrière l’horizon… Hélène l’aimait bien, Édouard, d’un amour triste et désenchanté.
« — Fais bien attention qu’il ne te respire pas devant la bouche », lui recommandait sa mère.
Hélène étudiait le souffle empoisonné d’Édouard, jouant à lui présenter son visage, mais sans oublier d’interrompre sa propre respiration.
Elle admirait ses cheveux parce qu’ils ressemblaient aux longues herbes jaunes et floues des collines pauvres. Elle se perdait dans ses grands yeux morts, à la surface desquels, parfois, remontait un peu de bleu vivant.
Il semblait heureux. Il disait :
« — Si j’étais riche, je voyagerais. »
Hélène avait l’impression qu’il mourait à cause de sa pauvreté.
L’après-midi, il développait ses épreuves dans la chambre noire en compagnie de sa jeune voisine. Hélène revoit la caisse où brillait une minuscule ampoule rouge, les récipients étranges, et les rectangles de pellicule, nageant dans l’hyposulfite.
« — Celle-ci vient bien ! s’exclamait Édouard. Et celle-là donc, regarde ! »
Un jour, il s’était penché sur elle pour l’embrasser. Hélène avait fui le baiser, à cause des recommandations de sa mère, malgré le louche enchantement du moment. En se reculant elle avait fait choir la cuvette où flottait, encore mal fixé sur la pellicule, un univers boursouflé et précaire.
« — Grand Dieu ! »
Elle entend l’exclamation étouffée d’Édouard, cette exclamation pareille à celle que pousserait un cardiaque surpris par une crise, au moment où il croit s’endormir.
Une fois de plus, Hélène n’a pas obéi à ses impulsions ; toute sa vie est faite de contrordres. Maintenant Édouard est mort. Son image, poétisée par le souvenir, frémit dans les mémoires comme une herbe folle. Hélène voudrait avouer sa vérité à ce reflet humain qui vient la visiter.
« — Je suis une femme normale, Édouard… Et puis il y a ces gestes à faire, ces paroles à prononcer… Et la multitude qui ne veut pas comprendre. »
Cette odeur est insupportable. Leurs corps redeviennent une lamentable combinaison chimique.
« Nous nous décomposons, songe Hélène. À la queue leu leu… »
Elle voit danser dans l’ombre leurs quatre charognes, ensorcelées par les cheveux d’Édouard.
Les pensées d’Hélène ont réveillé la mère, qui ne s’aperçoit pas qu’elle ne dort plus.
Comme les enfants, elle glisse un regard vitrifié au père, car le père demeure relativement vrai dans l’écroulement de leur vie courante. La lune a glissé de son visage et s’étale sur sa poitrine. La mère se dit :
« Tiens ! il dort avec sa veste. »
Et ça l’ennuie parce qu’il s’agit de la veste neuve. Une veste neuve demeure une veste neuve tant qu’on l’utilise pour vivre des circonstances particulières. Mais dès l’instant où elle participe à des fonctions courantes, elle perd toute aristocratie.
La mère pense :
« Le jour arrive irrémédiablement où il va à la pêche avec une veste neuve déchue. »
Un grand souffle de fatalité l’apaise.
Elle est couchée sur le dos. Autrefois cette position lui causait des palpitations, mais depuis son gros ventre, elle s’est habituée. Si elle se couche sur le côté, son ventre tombe comme un sac de farine et cette besace de vie, toute flasque à côté d’elle, la terrorise.
Elle recommande souvent aux siens :
« — Lorsque je mourrai, prenez garde à ce qu’on descende mon cercueil bien d’aplomb. »
Elle veut être enterrée avec son ventre couché sur elle.
Autrefois ses voisins lui conseillaient :
« — Vous devriez vous faire opérer ; un fibrome c’est pas grand-chose, quelques jours d’hôpital et vous voilà débarrassée. Surtout que vous faites partie de la clinique mutualiste. »
Ils disaient ça au début. Après ils l’ont regardée avec répugnance.
La mère n’a pas voulu se laisser charcuter. Un ventre comme le sien importe peu. Le père est à un âge où l’on ne fait plus l’amour avec sa femme. Il va au bordel, quelquefois, en compagnie de vieux camarades de guerre, pour entretenir les liens d’amitié, mais les filles ne le tentent plus… Il les sait par cœur.
La mère dit fréquemment à son vieux :
« — Je te fais honte, hein ! avec mon gros bedon. »
Le père hausse les épaules, son visage — même ses yeux — reste impassible, pourtant on sent qu’il rit en dedans.
Il répond :
« — Pourquoi tu me ferais honte ? »
Il se sent solide et masculin, à cheval dans son pantalon.
Et la mère lui adresse un sourire reconnaissant. Elle aime son mari de toutes ses forces. Ils arrivent l’un et l’autre du fin fond de leur jeunesse. En ce temps-là, le monde était autrement : il tournait plus lentement.
La mère sent contre sa hanche les fesses d’Hélène. La chaleur de sa fille force ses flancs, et lui communique un bien-être mystérieux. La mère approche son visage de la chevelure rousse où la brillantine balbutie une odeur lubrifiante.
« Ah, se dit-elle tristement, le parfum de ses cheveux a changé comme leur couleur. »
Que sont devenus les fins cheveux blonds parcourus par une lumière de nickelage ? Ils sentaient le lait tiède… Chaque fois que la mère fait bouillir du lait, elle évoque la fine chevelure d’Hélène. Et puis voilà… Hélène a vingt-cinq ans.
Les filles c’est ça, on ne les voit pas grandir nous autres mères, et voici qu’un jour elles nous font une fausse couche .
Il semble à la mère qu’Hélène ne sera jamais tout à fait une grande personne, un phénomène complice la conservera jeune. Elle est faite avec de la viande d’enfant qui ne peut pas mûrir. Ses chairs sont dures et lisses comme une pomme verte. Ses cheveux seuls ont vieilli. Ils se sont durcis, comme la tige de l’oignon lorsqu’il monte en graine. C’est dommage. La mère ne voulait pas qu’Hélène se fît teindre. Elle lui a dit :
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