— Si tu ne peux pas être opéré ni suivre une chimiothérapie, que vas-tu faire ?
— Une radiothérapie.
— Et ça va te guérir ?
— Le docteur Gouveia dit que j’ai des chances de m’en sortir, car à mon âge l’évolution de la maladie n’est pas très rapide, et qu’il me faut vivre avec comme s’il s’agissait d’une affection chronique.
— Ah.
— Mais j’ai lu beaucoup de choses sur le sujet et je doute qu’il ait été tout à fait sincère avec moi.
Sa femme s’agita sur son siège, agacée par cette observation.
— Quelle absurdité ! protesta-t-elle. Bien sûr qu’il a été sincère !
Le mathématicien regarda sa femme.
— Graça, on ne va pas recommencer à se disputer, d’accord ?
Graça se tourna vers son fils, à présent c’était elle qui cherchait un allié.
— Tu as vu ça ? Le voilà persuadé qu’il va mourir !
— Ce n’est pas ça, argumenta le mari. J’ai lu certaines choses et j’ai compris que l’objectif de la radiothérapie n’était pas de guérir, mais seulement de retarder l’évolution de la maladie.
— Retarder ? demanda le fils. Comment ça, retarder ?
— Retarder. Rendre l’évolution plus lente.
— Combien de temps ?
— Je n’en sais rien ! Dans mon cas, ça peut être un mois, comme un an, je n’en ai aucune idée. J’espère en avoir encore pour vingt, dit-il le regard brouillé. Mais je n’ai peut-être plus qu’un mois à vivre, je ne sais pas.
Tomás sentit le sol se dérober sous ses pieds.
— Un mois ?
— Doux Jésus, quelle manie ! protesta Graça. Voilà ton père qui recommence à tout dramatiser…
Le vieux professeur de mathématiques eut un accès de toux. Il se remit péniblement, respira profondément, et ses yeux humides fixèrent les yeux verts de son fils.
— Tomás, je vais mourir.
La sécurité à l’entrée du périmètre de l’ambassade des États-Unis, un bâtiment niché dans un coin verdoyant de Sete Rios, atteignait des proportions ridicules. Tomás Noronha dut passer par deux cordons de policiers et être fouillé deux fois, avant de franchir un système de détection de métaux et de mettre son œil dans un petit appareil biométrique conçu pour identifier les suspects par la reconnaissance de l’iris ; sans parler du miroir que les agents de sécurité glissèrent sous sa Volkswagen bleue, afin de repérer quelque éventuel explosif placé dans la voiture. Il savait que depuis le 11 Septembre les mesures de protection à l’entrée de l’ambassade avaient été renforcées, mais il ne s’attendait pas à ça ; voilà très longtemps qu’il n’avait pas mis les pieds dans ce lieu et jamais il n’aurait imaginé que l’accès au périmètre diplomatique se fût transformé en une telle course d’obstacles.
Le sourire radieux de Greg Sullivan l’accueillit à la porte de l’ambassade. L’attaché culturel était un homme de 30 ans, aux cheveux blonds et aux yeux bleus, tiré à quatre épingles et de belle prestance, avec des gestes calmes et une vague allure de mormon. L’Américain le conduisit à travers les couloirs de l’ambassade et l’introduisit dans une pièce lumineuse, dont la large fenêtre donnait sur un joli jardin. Un jeune homme en chemise blanche et en cravate rouge se trouvait assis devant une longue table en acajou, son attention fixée sur un ordinateur portable ; il se leva lorsque Sullivan entra avec son invité.
— Don, annonça-t-il. Voici le professeur Tomás Noronha.
— Enchanté.
Les deux hommes se saluèrent.
— Voici Don Snyder, dit-il, toujours en anglais, en présentant le jeune homme, dont le visage particulièrement pâle contrastait avec ses cheveux noirs et lisses.
Tous les trois s’assirent, et l’attaché culturel continua à diriger les opérations comme s’il était un maître de cérémonie confirmé. Sullivan parlait fort, sans quitter Tomás des yeux, manifestant à l’évidence que ses paroles s’adressaient exclusivement au Portugais.
— Cette conversation est strictement confidentielle. Tout ce qui sera dit ici doit rester entre nous. Est-ce bien clair ?
— Oui.
Sullivan se frotta les mains.
— Très bien, s’exclama-t-il. Il se retourna. Don, nous pouvons peut-être commencer ?
— OK, approuva Don, en retroussant les manches de sa chemise. Monsieur Norona, comme…
— Noronha, corrigea Tomás.
— Norona ?
— Laissez tomber, sourit l’historien, en se rendant compte que l’Américain ne pourrait jamais prononcer son nom correctement. Appelez-moi Tom.
— Ah, Tom ! répéta le jeune homme aux cheveux noirs, ravi d’articuler un nom plus familier. Très bien, Tom. Comme Greg vous l’a dit, je m’appelle Don Snyder. Ce qu’il ne vous a pas précisé, c’est que je travaille pour la CIA à Langley, où je suis agent de contre-terrorisme, intégré dans un service appartenant à la Directorate of Operations , une des quatre directions de l’agence.
— Opérations, dites-vous ? Un peu comme… James Bond ?
Snyder et Sullivan se mirent à rire.
— Oui, c’est à la Directorate of Operations que travaillent les 007 américains, confirma Don. Bien que je ne sois pas, à proprement parler, l’un d’eux. Mon travail, je le crains, n’est pas aussi palpitant que les aventures de mon collègue fictif du MI6. J’ai rarement de belles filles autour de moi et, la plupart du temps, mes missions se bornent à des enquêtes de routine, nullement passionnantes. La direction des opérations a pour principal objectif de collecter des informations secrètes, en recourant le plus souvent à l’HUMINT, autrement dit, human intelligence , sources humaines utilisant des techniques cryptées.
— Espions, vous voulez dire.
— Ce terme fait un peu… comment dirais-je ?… un peu amateur. Nous préférons les appeler human intelligence , ou sources humaines collectant des informations secrètes. Il porta sa main à la poitrine. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas l’une de ces sources. Ma tâche se réduit à l’analyse d’informations sur des activités terroristes. Il arqua un sourcil. Et c’est ce qui m’amène à Lisbonne.
Tomás sourit.
— Du terrorisme ? À Lisbonne ? Voilà deux mots qui ne vont pas ensemble. Il n’y a pas de terrorisme à Lisbonne.
Sullivan intervint.
— Ce n’est pas tout à fait exact, Tomás, dit-il en riant. Vous avez déjà conduit dans les rues de cette ville ?
— Ah, bien sûr, approuva le Portugais. Il y a chez nous des gens qui, au volant, sont plus dangereux que Ben Laden, c’est indéniable.
Déconcerté par leurs plaisanteries, Don Snyder esquissa un sourire poli.
— Laissez-moi juste terminer ma présentation, demanda-t-il.
— Excusez-nous, rétorqua Tomás. Je vous en prie.
L’Américain effleura les touches de son clavier.
— J’ai été appelé la semaine dernière à Lisbonne à cause d’un événement apparemment anodin. Il tourna vers Tomás l’écran de son ordinateur, où s’affichait le visage souriant d’un septuagénaire à la moustache et à la barbiche grises, avec des lunettes aux verres épais et des yeux noirs. Connaissez-vous cet homme ?
Tomás examina le visage et secoua la tête.
— Non.
— Il s’appelle Augusto Siza et c’est un célèbre professeur portugais titulaire de chaire, le plus grand physicien du pays.
Tomás ouvrit la bouche en reconnaissant le nom.
— Ah, s’exclama-t-il. C’est le collègue de mon père.
— Le collègue de votre père ? s’étonna Don.
— Oui. N’est-ce pas celui qui a disparu ?
— Effectivement. Il y a trois semaines.
— Eh bien, mon père m’en a parlé aujourd’hui même.
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