Tomás se frotta les yeux comme s’il cherchait à faire une pause, à gagner du temps pour mettre de l’ordre dans ses pensées, afin de donner un sens à ce qu’il venait d’entendre.
— Attendez, attendez, demanda-t-il. Il y a une chose que je ne comprends pas. Ce texte est-il oui ou non un inédit d’Einstein ?
— Bien sûr que oui.
— Est-il oui ou non rédigé par Einstein ?
— Dans sa quasi-totalité, oui, il l’est de la main d’Einstein. Mais, pour une raison qui reste obscure, la partie essentielle du texte a été écrite dans une autre langue, qui est elle-même codée. Ariana répéta lentement, comme pour se faire mieux comprendre. Après avoir analysé l’extrait codé et considéré l’histoire du manuscrit, nos cryptologues sont arrivés à la conclusion que la langue originale de cet extrait était fort probablement le portugais.
Tomás hocha la tête, le regard perdu.
— Ah, murmura-t-il. D’où votre intérêt pour moi…
— Exact. Ariana écarta les bras comme pour souligner l’évidence. Si le texte codé est rédigé à l’origine en portugais, il va de soi que nous avons besoin d’un cryptologue portugais, non ?
L’historien prit de nouveau la photocopie de la première page du manuscrit et l’examina avec attention. Il parcourut le titre en majuscule, DIE GOTTESFORMEL , et considéra le poème dactylographié dessous. Il posa son doigt sur les vers et regarda Ariana.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un poème quelconque. L’Iranienne leva un sourcil. Ce sont les seules lignes écrites en anglais, hormis une curieuse référence avant le passage codé. Tout le reste est en allemand. Vous ne connaissez pas l’allemand ?
Tomás rit.
— Je connais le portugais, l’espagnol, l’anglais, le français, le latin, le grec et le copte. Je suis assez avancé dans l’apprentissage de l’hébreu et de l’araméen, mais, malheureusement, je suis loin de dominer l’allemand. J’ai à peine quelques notions.
— En effet, dit-elle. C’est ce que j’ai lu en faisant mes recherches.
— Dites-moi, vous avez beaucoup recherché ?
— Disons que je me suis renseigné sur la personne que j’avais besoin d’engager.
Le Portugais jeta un dernier coup d’œil à la photocopie, son attention toujours happée par le titre.
— Die Gottesformel , lut-il. Qu’est-ce que c’est ?
— C’est le titre du manuscrit.
Tomás rit.
— Merci, s’exclama-t-il avec une lueur sarcastique dans les yeux. Jusque-là, j’avais compris. Mais je ne connais pas cette expression en allemand. Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Die Gottesformel ?
— Oui.
Ariana prit son verre, aspira une gorgée de karkade et sentit le goût des feuilles d’hibiscus adoucir sa langue. Elle posa son thé noir sur la table et fixa Tomás.
— La formule de Dieu.
Le son polyphonique provenant de sa poche de pantalon annonça à Tomás un appel sur son portable. Il plongea la main dans sa poche et en sortit le petit appareil chromé ; l’écran affichait : « parents ».
— Allo ?
Une voix familière répondit à l’autre bout de la ligne, comme si elle se trouvait à moins d’un mètre.
— Allo ? Tomás ?
— Bonsoir, maman.
— Où es-tu mon fils ? Tu es rentré ?
— Oui, je suis arrivé cet après-midi.
— Tout s’est bien passé ?
— Oui.
— Ah, mon Dieu ! À chaque fois que tu voyages, je me fais un sang d’encre.
— Oh, maman, arrête ! De nos jours, prendre l’avion est une chose parfaitement normale. Tiens, c’est comme prendre le bus ou le train, sauf que c’est plus rapide et plus commode.
— Malgré tout, ça m’inquiète toujours. En plus, tu étais dans un pays arabe, non ? Ils sont tous cinglés là-bas, ils passent leur temps à faire exploser des bombes et à tuer des gens, c’est horrible. Tu ne regardes pas les informations ?
— Comme tu y vas ! plaisanta le fils. Ils ne sont pas aussi méchants que ça ! Ils sont même très sympathiques et bien élevés.
— Bien sûr. Jusqu’à l’explosion de la prochaine bombe.
Tomás soupira d’impatience.
— D’accord, d’accord, dit-il, nullement disposé à poursuivre cette conversation. Le fait est que tout s’est bien passé et que je suis de retour.
— Dieu merci.
— Et papa, comment va-t-il ?
La mère hésita à l’autre bout de la ligne.
— Ton père… heu… ça peut aller.
— Tant mieux, répondit Tomás, sans noter l’hésitation. Et toi maman ? Tu continues à surfer sur Internet ?
— Plus ou moins.
— Ne me dis pas que tu vas sur des sites coquins, plaisanta le fils.
— Oh, arrête de dire des bêtises, protesta la mère. Elle se racla la gorge. Écoute, Tomás, ton père et moi venons demain à Lisbonne.
— Vous venez demain ?
— Oui.
— Alors il faut qu’on déjeune ensemble.
— Bien entendu. On partira tôt d’ici, on devrait arriver vers 11 heures, midi.
— Alors venez me retrouver à la Gulbenkian. À 13 heures.
— À 13 heures à la Gulbenkian ? D’accord.
— Mais que venez-vous faire ?
La mère hésita à nouveau.
— On en parlera demain, mon fils, dit-elle pour finir. On en parlera demain.
La géométrie du bâtiment en béton, avec ses lignes horizontales, était une structure intemporelle qui émergeait de la verdure comme une construction mégalithique, un énorme dolmen dressé au sommet d’un tertre gazonné. Tandis qu’il montait la rampe, Tomás contempla l’édifice avec le même enchantement habituel, la même sensation d’être devant une acropole moderne, un monument métaphysique, un gigantesque pavé intégré dans un jardin arboré comme s’il en avait toujours fait partie.
La fondation Gulbenkian.
Il entra dans le hall d’entrée, sa serviette à la main, et gravit le large escalier. De longues baies vitrées fendaient les murs épais, insérant le bâtiment dans le jardin, la structure artificielle dans le paysage naturel, le béton dans les plantes. Il passa par le foyer du grand auditorium et, après avoir frappé à la porte, pénétra dans le bureau.
— Bonjour, Albertina, comment ça va ?
La secrétaire archivait quelques documents dans une armoire. Elle tourna la tête et sourit.
— Bonjour, professeur. Vous voilà de retour ?
— Comme vous pouvez le constater.
— Tout s’est bien passé ?
— À merveille. Le professeur Vital est-il là ?
— Non, il est en réunion avec le personnel du musée. Il ne reviendra que cet après-midi.
Tomás resta indécis.
— Bon… je venais pour lui remettre le rapport de mon voyage au Caire. Je ne sais pas quoi faire. C’est peut-être mieux que je repasse cet après-midi ?
Albertina s’assit à son bureau.
— Laissez-le moi, suggéra-t-elle. Quand il reviendra, je le lui donnerai. S’il a des questions, il vous contactera, d’accord ?
L’historien ouvrit sa serviette et extirpa quelques pages liées par une agrafe.
— C’est d’accord, dit-il, en remettant les feuillets à la secrétaire. Je vous laisse mon rapport. Qu’il m’appelle si besoin.
Tomás se retourna pour sortir, mais la secrétaire l’arrêta.
— Ah, professeur.
— Oui ?
— Vous avez reçu un appel de Greg Sullivan, de l’ambassade américaine. Il demande que vous le rappeliez dès que possible.
L’historien repartit par le même chemin et se rendit dans son bureau au rez-de-chaussée, une petite pièce habituellement occupée par les consultants de la fondation. Il s’assit à son bureau et se mit au travail, préparant le plan des cours qu’il lui restait à donner avant la fin du semestre.
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