Le Portugais examina le papier avant de le lire d’un bout à l’autre. Le document officiel, frappé du sceau iranien, dactylographié en anglais, établissait qu’Ariana Pakravan était la chef du groupe de travail nommé par le ministère de la Science, de la Recherche et de la Technologie de la République islamique d’Iran, pour procéder au déchiffrage et à l’authentification du manuscrit intitulé Die Gottesformel . Au bas de la feuille, une signature illisible, identifiée comme étant celle du ministre Bozorgmehr Shafaq.
Tomás pointa du doigt le titre du manuscrit.
— Die Gottes quoi ?
— Die Gottesformel . C’est de l’allemand.
— J’avais compris qu’il s’agissait de la langue de Goethe, dit-il en riant. Mais qu’est-ce que c’est ?
Ariana sortit une nouvelle feuille de son sac, pliée en quatre ; elle la déplia et la remit à Tomás. Frappée en majuscules, sur du papier à carreaux, figurait, au-dessus d’un poème et d’une signature, l’expression DIE GOTTESFORMEL .
— Voici la photocopie de la première page du manuscrit en question, expliqua la femme. Comme vous le voyez, il s’agit du même titre mentionné par le ministre Shafaq sur le document que je vous ai présenté.
— Oui, Die Gottesformel , répéta Tomás. Mais qu’est-ce que c’est ?
— C’est un manuscrit rédigé par l’une des plus grandes figures de l’humanité.
— Qui ? demanda Tomás en riant. Jésus-Christ ?
— Je vois que vous aimez plaisanter.
— Allons, dites-moi qui ?
Ariana rompit un morceau de pain, le tartina d’houmous et mordit dedans avec une lenteur délibérée, comme si elle avait voulu accentuer l’intensité dramatique de la révélation.
— Albert Einstein.
Tomás considéra à nouveau la photocopie, avec une curiosité croissante.
— Einstein, dites-vous ? Intéressant. Il regarda Ariana. Cette signature est vraiment celle d’Einstein ?
— Oui.
— C’est son écriture ?
— Évidemment. Nous avons effectué des tests graphologiques qui l’ont confirmé.
— Et quand ce texte a-t-il été publié ?
— Il n’a jamais été publié.
— Vous voulez dire que c’est un inédit ?
— Tout à fait.
L’historien émit un murmure appréciatif ; la curiosité le dévorait à présent. Il examina une fois encore la photocopie, les caractères du titre, le poème et la signature. Puis ses yeux obliquèrent vers le sac d’Ariana, toujours posé sur la table.
— Où est le reste du manuscrit ?
— À Téhéran.
— Pouvez-vous m’en donner une copie pour que je l’étudie ?
L’Iranienne sourit.
— Non. C’est un document hautement confidentiel. Il vous faudra venir à Téhéran pour analyser le manuscrit. Elle pencha la tête. Que diriez-vous de vous y rendre dès maintenant ?
Tomás se mit à rire et leva une main en l’air, comme un policier stoppant la circulation.
— Du calme, pas si vite. D’abord, je ne suis pas sûr de pouvoir faire ce travail. Après tout, je suis ici en service pour la fondation Gulbenkian. D’autre part, j’ai des obligations à Lisbonne, il y a mes cours à…
— Cent mille euros, coupa Ariana, sans sourciller. Nous sommes prêts à vous payer cent mille euros.
L’historien hésita.
— Cent mille euros ?
— Oui. Tous frais payés.
— Pour combien de temps ?
— Le temps qu’il faudra.
— C’est-à-dire ? Une semaine ?
— Un mois ou deux.
— Un ou deux mois ? Il prit un air pensif. Je ne sais pas si je peux.
— Pourquoi ? On vous paie plus à la Gulbenkian et à l’université, c’est ça ?
— Non, ce n’est pas ça. Le problème, c’est que j’ai des engagements… et je ne peux pas les renvoyer du jour au lendemain, vous comprenez ?
Ariana se pencha sur la table et le fixa de ses yeux couleur de miel.
— Professeur, cent mille euros, c’est beaucoup d’argent. Et nous payons cent mille euros par mois, plus les frais.
— Par mois, dites-vous ?
— Par mois, confirma-t-elle. Si ça dure deux mois, vous recevrez deux cent mille euros, et ainsi de suite.
Tomás considéra l’offre. Cent mille euros par mois, ça faisait plus de trois mille euros par jour. Autrement dit, il gagnerait en un jour plus qu’en un mois à la faculté. Pourquoi hésiter ? L’historien sourit et allongea son bras sur la table.
— Marché conclu.
Ils se serrèrent la main pour sceller le pacte.
— Donc, nous partons immédiatement pour Téhéran, ajouta-t-elle.
— Ça… ce n’est pas possible, dit l’historien. Je dois d’abord aller à Lisbonne régler certains détails.
— Nous avons un besoin urgent de vos services, professeur. Quand on est sur le point de toucher une somme pareille, on ne s’embarrasse pas de choses accessoires.
— Écoutez, il me faut aller à la Gulbenkian présenter un rapport sur ma réunion au Musée égyptien et, d’autre part, j’ai une démarche importante à faire à la faculté. Il me reste à donner quatre cours pour terminer le semestre et je dois trouver un assistant pour les assurer. Après quoi, je serai disponible pour venir à Téhéran.
L’Iranienne soupira d’impatience.
— Dans combien de temps pourrez-vous partir ?
— Une semaine.
Ariana hocha la tête, considérant la situation.
— C’est bon. Je suppose que nous pourrons survivre jusque-là.
Tomás reprit la photocopie et examina à nouveau le titre.
— Comment ce manuscrit est-il arrivé entre vos mains ?
— Je ne peux pas vous en parler.
— Bon. Mais vous pouvez peut-être me dire quel est le sujet traité par Einstein dans cet inédit ?
Ariana soupira, en balançant la tête.
— Malheureusement, là non plus, je ne peux pas vous éclairer.
— Ne me dites pas que c’est confidentiel.
— Bien sûr que ça l’est. Tout ce qui concerne ce projet est confidentiel. Toutefois, dans ce cas précis, je ne peux pas vous répondre pour la simple et bonne raison que nous-mêmes, aussi incroyable que cela puisse paraître, nous sommes incapables de déchiffrer ce texte.
— Comment ça ? Tomás écarquilla les yeux de surprise. Quelle est la difficulté ? Vous n’avez personne qui lise l’allemand ?
— Le problème, c’est qu’une partie du document n’est pas rédigée en allemand.
— Ah non ?
— Non.
— Eh bien ?
— Écoutez, ce que je vais vous dire exige une totale confidentialité, vous entendez ?
— Oui, vous me l’avez déjà dit, soyez tranquille.
Ariana respira profondément.
— Presque tout le document est écrit en allemand de la propre main d’Einstein. Mais, pour des raisons qui restent à éclaircir, un court passage a été codé. Nos cryptologues l’ont examiné et ont conclu qu’ils ne parviendraient pas à en trouver la clé parce que cet extrait est écrit dans une langue qui n’est ni l’allemand ni l’anglais.
— Peut-être l’hébreu ?
L’Iranienne secoua la tête.
— Non, Einstein parlait mal l’hébreu. Il en connaissait les rudiments, mais il était loin de dominer la langue.
— Alors de quelle langue s’agit-il ?
— Nous avons de fortes raisons d’en soupçonner une en particulier.
— Laquelle ?
— Le portugais.
Tomás ouvrit la bouche, incrédule.
— Le portugais ?
— Oui.
— Mais… mais Einstein parlait le portugais ?
— Bien sûr que non, sourit Ariana. Mais nous avons des raisons de croire que c’est l’un de ses collaborateurs, parlant le portugais, qui aurait rédigé et codé ce court extrait.
— Mais pourquoi ?
— Les raisons restent encore à élucider.
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