— Votre père le connaît ?
— Oui, ils sont collègues à l’université de Coimbra. Mon père enseigne les mathématiques et le professeur Siza est titulaire de la chaire de physique dans la même faculté.
— Je vois.
— Mais que lui est-il arrivé ?
— Le professeur Siza a disparu sans laisser de traces. Un jour, alors que ses étudiants l’attendaient pour un cours à la faculté, il ne s’est pas présenté. Le lendemain, il était attendu à une réunion de la Commission scientifique où il ne s’est pas non plus présenté. On l’a appelé plusieurs fois sur son portable mais personne n’a jamais répondu. Bien que d’un âge avancé, Siza est considéré comme un homme énergique et très lucide, ce qui lui a permis d’enseigner au-delà de l’âge limite. Comme il est veuf et qu’il vit seul, sa fille étant mariée, ses collègues ont pensé qu’il s’était absenté pour une quelconque raison. Finalement, un collaborateur du professeur s’est rendu chez lui à cause d’une réunion sans cesse différée, il est entré dans l’appartement et a constaté qu’il n’y avait personne. Mais il a découvert le bureau très en désordre, avec des papiers et des dossiers ouverts éparpillés sur le sol, si bien qu’il a appelé la police. C’est votre police d’investigation qui s’est rendue sur place, la… Ju… Jucidaria, et…
— Judiciária.
— C’est ça, s’exclama Don, reconnaissant le nom. Cette police a relevé quelques échantillons, y compris des cheveux, et les a envoyés au laboratoire d’analyses. Quand les résultats sont arrivés, les inspecteurs de police ont rentré les données dans l’ordinateur de recherche, qui est connecté à Interpol.
Il effleura encore quelques touches sur son clavier.
— Le résultat s’avéra surprenant.
Une nouvelle tête apparut sur l’écran, celle d’un homme basané, au visage rond et à la barbe noire.
— Reconnaissez-vous cet individu ?
Tomás scruta les traits de l’homme.
— Non.
— Il s’appelle Aziz al-Mutaqi et il travaille pour une unité nommée Al-Muqawama al-Islamiyya. En avez-vous déjà entendu parler ?
— Heu… non.
— C’est la section militaire du parti de Dieu. Connaissez-vous le parti de Dieu ?
— Non plus, confessa Tomás, se sentant totalement ignorant.
— En arabe, parti de Dieu se dit Hibz Allah . Ça vous dit quelque chose ?
Le Portugais s’affaissa sur sa chaise et secoua la tête une fois de plus, consterné de ne rien savoir.
— Non.
— Hibz Allah . Évidemment, les Libanais ont un accent très particulier. Au lieu de dire Hibz Allah , ils disent Hezb’llah . La CNN dit Hezbollah .
— Ah ! Hezbollah ! s’exclama Tomás, soulagé. J’en ai entendu parler, bien sûr !
— Aux informations, je suppose.
— Oui, aux informations.
— Et savez-vous ce qu’est le Hezbollah ?
— Un groupe de personnes au Liban qui a été en guerre contre Israël ?
Don Snyder sourit.
— En résumant beaucoup, c’est ça, oui, acquiesça-t-il. Le Hezbollah est une organisation islamique chiite qui est née au Liban en 1982, rassemblant divers groupes formés pour résister à l’occupation israélienne au sud du pays. Elle a des liens avec le Hamas et le Jihad islamique, on soupçonne même une liaison avec al-Qaïda. Il secoua la tête et baissa le ton, comme en aparté. J’avoue que je n’y crois pas. Al-Qaïda est une organisation sunnite dont l’idéologie wahabite exclut ouvertement les Chiites. Les partisans de Ben Laden ne sont pas loin de considérer les Chiites comme des infidèles. Or ceci infirme l’hypothèse d’une quelconque alliance entre les deux, ne croyez-vous pas ? À nouveau, il frôla du doigt quelques touches sur le clavier de son portable, faisant apparaître des images de destructions sur l’écran. Quoi qu’il en soit, le Hezbollah se trouve impliqué dans plusieurs prises d’otages d’Occidentaux et des attentats en Occident, des actes plus que suffisants pour inciter les États-Unis et l’Union européenne à le déclarer organisation terroriste. Le propre Conseil de Sécurité des Nations unies a émis une résolution, la résolution 1559, exigeant la dissolution de la branche armée du Hezbollah.
Tomás se caressa le menton.
— Mais qu’est-ce que le Hezbollah a à voir avec le professeur Siza ?
L’Américain fit un signe de tête affirmatif.
— C’est précisément la question que les inspecteurs de la Ju… heu… de votre police se sont posée, dit Don. Que faisaient les cheveux d’un homme recherché par Interpol pour son lien avec le Hezbollah dans le bureau du professeur Siza, à Coimbra ?
La question resta en suspens dans la pièce.
— Quelle est la réponse ?
L’Américain haussa les épaules.
— Je l’ignore. Je sais seulement que votre police est immédiatement entrée en contact avec le service portugais de renseignements, le SIS, et celui-ci s’est adressé à Greg, qui a lui-même communiqué l’information à Langley.
Tomás regarda Greg Sullivan et, comme frappé d’une lumière soudaine, la vérité lui apparut. Son ami Greg, l’Américain paisible qui tant de fois lui téléphonait pour lui parler du Musée hébraïque et pour l’aider dans ses négociations avec le Getty Center ou le Lincoln Center, était aussi intéressé par la culture que lui, Tomás, l’était par le baseball ou par les films d’Arnold Schwarzenegger. Autrement dit, Greg n’était pas du tout un homme de culture ; c’était un agent de la CIA qui opérait à Lisbonne sous la couverture d’attaché culturel. Cette soudaine prise de conscience le porta à regarder l’Américain avec un autre regard, mais surtout elle lui fit comprendre combien les apparences étaient trompeuses, combien il était facile de duper un naïf bien intentionné comme lui.
Réalisant qu’il le fixait d’un air pantois, le Portugais tressaillit, comme s’il se réveillait, et se tourna de nouveau vers Don.
— Greg vous a parlé, c’est ça ?
— Non, nia Don. Greg a parlé avec mon sous-directeur de la Directorate of Operations . Mon sous-directeur a parlé avec mon chef, responsable du bureau d’analyse de contre-terrorisme, et mon chef m’a envoyé ici à Lisbonne.
Tomás eut l’air intrigué.
— Très bien, dit-il, en hochant la tête comme un professeur qui approuve le travail d’un élève appliqué. Mais maintenant, dites-moi une chose, Don. Qu’est-ce que je fais ici ?
L’Américain aux cheveux noirs sourit.
— Je n’en ai aucune idée. On m’a chargé de vous exposer les paramètres de ma mission et c’est ce que je viens de faire.
Le Portugais se tourna vers Greg.
— Qu’ai-je à voir avec tout ça ?
Sullivan consulta sa montre.
— Je crois que ce n’est pas à moi de vous répondre, dit-il.
— Alors, c’est à qui ?
L’hôte hésita et lança un regard vers la porte.
— Il ne devrait pas tarder à arriver.
La silhouette émergea de l’ombre par une porte latérale et s’approcha lentement de la table d’acajou. Tomás et les deux Américains furent presque effrayés en la voyant surgir du vide, comme un spectre, une figure fantomatique qui s’était inopinément matérialisée dans la pièce.
C’était un homme grand et bien bâti, au regard d’un bleu glacial, avec des cheveux poivre et sel taillés en brosse. Il portait un costume gris foncé, devait avoir dans les 60 ans, mais restait vif et musclé. Les rides qu’il avait au coin des yeux rayaient de vieillesse son visage dur et impénétrable. L’inconnu s’attarda dans la pénombre, toujours figé, ses yeux plissés, comme s’il sondait la situation, comme s’il disséquait Tomás. Après un long moment, il recula une chaise et prit place à la table, ses yeux froids et luisants braqués sur le Portugais.
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