La chambre était petite et sombre. Seule une petite fenêtre laissait passer la lumière, éclairant la natte où était assis un moine corpulent. Colées sur une armoire, des photos du Dalaï-Lama exilé et du défunt Panchen-Lama souriaient au visiteur, et une pile de livres se dressait sur une table basse, dans un délicat équilibre. Le moine tenait un petit volume dans la main ; il le ferma doucement, leva la tête et accueillit l’étranger avec un sourire.
— Tashi deleh.
— Tashi deleh.
— Je suis Jinpa Khadroma, annonça le moine. Vous souhaitiez me parler ?
Tomás se présenta et agita le papier qu’il avait dans la main, griffonné par Greg Sullivan à l’ambassade américaine à Lisbonne.
— Votre nom m’a été donné par des amis qui m’ont dit que vous pourriez m’aider.
— Quels amis ?
— Je crains de ne pouvoir les nommer. Mais ce sont des amis.
Le moine tordit ses grosses lèvres.
— Hum, murmura-t-il, pensif. Et en quoi puis-je vous aider ?
— Je cherche une personne ici au Tibet.
Tomás sortit de sa poche la carte postale et la remit à Jinpa. Le moine observa l’image du Potala et examina le message au verso.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est une carte postale envoyée du Tibet à un ami de mon père qui a disparu. L’expéditeur tibétain s’appelle… Tomás se pencha et regarda la signature au bas de la carte postale que tenait Jinpa. Tenzing Thubten.
Le moine le fixa dans les yeux, sans trahir la moindre émotion, et posa la carte postale tout près de quelques photos du Dalaï-Lama.
— Tenzing Thubten n’est pas accessible au premier venu, dit Jinpa. Il nous faut d’abord vérifier certaines choses et en parler à certaines personnes.
— Bien sûr.
— Vous aurez demain la réponse. Si nous découvrons sur vous quelque chose de suspect, vous ne le verrez jamais. Mais si tout est en règle, votre souhait sera exaucé. Il fit un rapide geste de la main, comme pour le congédier. Soyez à 10 heures précises devant la chapelle d’Arya Lokeshvara.
Tomás prit note.
— Arya Lokeshara ?
— Lokeshvara.
Il corrigea.
— Et où se trouve-t-elle ?
Jinpa tourna la tête et indiqua du menton la carte postale posée près de lui.
— Au palais Potala.
Une pluie fine et persistante tombait sur Lhassa, lorsque Tomás entama sa lente ascension vers le promontoire qui s’élevait au-dessus de la ville. Avançant d’un pas lent, sans cesser de surveiller sa respiration et les battements de son cœur, il grimpa l’escalier jusqu’à atteindre le niveau des toits du Shöl. Il s’arrêta alors, leva la tête et contempla le magnifique palais.
Le Potala reposait majestueusement sur le rocher escarpé, avec sa longue façade blanche qui tranchait sur la pierre sombre, sa tour rougeâtre dressée telle un donjon et ses étroites fenêtres regardant la ville qui se réveillait. Un palais qui évoquait un phare, une forteresse vigilante et protectrice, s’élevant au-dessus des brumes pour guider l’esprit du Tibet. Des drapeaux ornés de prières claquaient au vent. Haletant de fatigue et d’excitation, Tomás se pencha et admira la ville qui s’étalait dans la vallée ; chaque maison semblait prosternée au pied de la divinité qui l’observait depuis le Potala.
Tout ici semblait serein, transparent, élevé. Pur. Jamais Tomás n’avait éprouvé la sensation de se trouver entre ciel et terre, flottant au-dessus de la brume, l’esprit dégagé, émergeant de la masse humaine pour toucher Dieu, sentant l’éternité figée dans une seconde, l’éphémère rejoignant l’infini, le commencement de l’Oméga et la fin de l’Alpha, la lumière et les ténèbres, l’univers dans un souffle, l’impression que la vie a un sens mystique, qu’un mystère se cache au-delà du visible, une énigme gravée en un vieux code hermétique, un son millénaire que l’on devine sans l’entendre.
Le secret du monde.
Mais un vent glacial refroidit aussitôt l’appel de l’arcane qui lui brûlait la poitrine et l’obligea à presser le pas vers les portes du palais endormi. Il atteignit la grande place Deyang Shar devant le Potala, et gravit l’escalier jusqu’à pénétrer dans le palais Blanc, l’ancienne résidence du Dalaï-Lama. Il s’engouffra dans la chaleur des étages et sentit une aura de mystère l’envelopper.
Les pièces sombres, éclairées par de faibles lampes suspendues au plafond, semblaient renfermer un trésor perdu, dont une infime partie transparaissait dans les chants qui résonnaient le long des couloirs ; c’était les moines qui récitaient les textes sacrés. Seules les cloches qui sonnaient au loin rompaient le murmure modulé de la douce déclamation des mantras, le Om primordial qui se répercutait dans tout le palais comme un bourdonnement de dieux. Dans l’air, un relent nauséabond se mêlait aux senteurs capiteuses de l’encens. Dehors, le vent venait sans doute d’ouvrir une brèche dans les nuages qui voilaient le ciel, car les chauds rayons du soleil traversèrent soudainement les rideaux envahissant l’intérieur du palais.
Un moine jeune, chauve et vêtu d’un drap rouge, apparut dans le couloir et Tomás l’interpella aussitôt.
— Tashi deleh , salua l’étranger.
— Tashi deleh , répondit le moine, en s’inclinant légèrement.
Tomás prit l’air interrogatif.
— Arya Lokeshvara ?
Le Tibétain fit signe à Tomás de le suivre. Ils montèrent jusqu’au palais Rouge et longèrent des couloirs peints en orange ; ils passèrent sous les arcades supérieures, supportées par des piliers drapés de pourpre et dont les balcons donnaient sur les toits dorés. Le moine pointa une petite chapelle cachée dans un coin du palais, à l’escalier éclairé par un curieux rayon de soleil venant du plafond.
— Kale shu , articula le jeune moine, avant de s’éclipser.
La petite chapelle Arya Lokeshvara, bien qu’étroite, était haute et ornée de statues. Une brume d’encens flottait au-dessus des bougies et seul un moine se trouvait là, assis en train de méditer, le visage tourné vers les statues placées derrière une vitrine, en face de l’entrée. Tomás jeta un regard alentour, cherchant la personne qu’il était venu voir, s’attendant à être interpellé par une voix cachée dans l’ombre qui se présenterait comme étant Tenzing Thubten. Mais personne ne se manifesta. Il resta là de longues minutes, figé, regardant la lueur vacillante des bougies, écoutant les mantras récités par des voix lointaines.
Après vingt minutes, il commença à s’inquiéter, assailli par le doute. Les moines avaient-ils considéré son enquête comme suspecte ? Avait-il commis une maladresse ayant éveillé des soupçons ? Que ferait-il si toutes les portes se fermaient ? Comment poursuivrait-il ses recherches ?
— Khyerang kusu depo yinpe ?
Tomás tressaillit et se retourna. C’était le moine qui était assis dans la chapelle, le dos tourné.
— Pardon ?
— Je vous demandais si votre corps se porte bien. C’est notre manière de saluer un ami.
D’un pas hésitant, Tomás grimpa le petit escalier, entra dans la chapelle, s’approcha du Tibétain et reconnut le moine avec lequel il avait parlé la veille au temple de Jokhang.
— Jinpa Khadroma ?
Le moine tourna la tête, le regarda et sourit avec bonhomie, tel un Bouddha vivant.
— Surpris de me voir ?
— Eh bien… non… bredouilla Tomás. Enfin, oui. N’étais-je pas censé rencontrer ici Tenzing Thubten ?
Jinpa secoua la tête.
— Tenzing ne peut pas venir à vous. Nous avons vérifié vos lettres de recommandation, et rien ne s’oppose à la possibilité d’une rencontre. Mais c’est à vous d’aller à lui.
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