— Qu’est-ce qui se passe ? Où m’emmenez-vous ?
L’homme garda le sourire.
— Du calme. Vous allez le savoir.
— Qui êtes-vous ?
L’inconnu se pencha sur Tomás.
— Vous ne vous souvenez pas de moi ?
L’historien tenta de reconnaître des traits familiers dans ce visage, mais aucun souvenir ne lui revint.
— Non.
L’homme ricana.
— C’est normal, s’exclama-t-il. Lorsque nous nous sommes parlés, vous aviez les yeux bandés. Mais ne reconnaissez-vous pas ma voix ?
Tomás écarquilla les yeux, horrifié. Cet inconnu était l’Iranien le moins sympathique qu’il ait rencontré.
— Mon nom est Salman Kazemi et je suis colonel du VEVAK, le ministère des Informations et de la Sécurité de la République islamique de l’Iran. Rappelez-vous, nous avons eu une conversation très animée à la prison d’Evin. Vous souvenez-vous ?
Tomás s’en rappelait. C’était l’interrogateur de la police secrète, celui qui l’avait giflé et qui avait écrasé une cigarette sur son cou.
— Qu’est-ce que vous faites ici ?
— Je vous cherchais.
— Mais que me voulez-vous ?
Kazemi écarta ses grosses mains.
— Toujours la même chose.
— Quoi ? Ne me dites pas que vous êtes ici pour savoir ce que je faisais au ministère de la Science en pleine nuit ?
Le colonel ricana.
— Ça, nous l’avons compris depuis longtemps, cher professeur. Vous nous prenez pour des imbéciles ?
— Alors que voulez-vous savoir ?
— Toujours la même chose, je vous l’ai dit.
— Quoi ?
— Nous voulons connaître le secret du manuscrit d’Einstein.
Refoulant sa peur, Tomás parvint à esquisser une moue de mépris.
— Vous n’avez pas l’aptitude intellectuelle pour saisir ce secret. Ce que ce document révèle est au-delà de vos capacités.
Kazemi sourit à nouveau.
— Peut-être avez-vous raison, admit-il. Mais il y a parmi nous quelqu’un qui peut tout comprendre.
— Parmi vous ? J’en doute.
Tomás vit le colonel faire un signe vers l’avant et, pour la première fois, il s’aperçut qu’une autre personne était assise près du chauffeur. Il se concentra et reconnut les cheveux noirs, les lignes délicates du visage et les yeux mordorés qui le regardaient avec une irrépressible expression de tristesse.
— Ariana.
La chambre était sombre et froide, pourvue seulement d’une étroite fenêtre en hauteur, en verre dépoli et protégée par une grille. C’était la seule source de lumière qui éclairait cette petite pièce. Au plafond pendait une ampoule, comme une larme au bout d’un fil, mais Tomás ne l’avait pas encore vue allumée et pensa qu’elle ne le serait que le soir venu.
Baptiser « chambre » cet espace rudimentaire était sans doute abusif. Il s’agissait plutôt d’une cave, mais en l’occurrence, le terme le plus approprié était « cellule ». Tomás se trouvait enfermé dans une cellule improvisée. Il n’y avait qu’une couverture tibétaine étendue sur le sol en pierre, un seau pour les besoins et un pichet d’eau.
Rien d’autre.
Mais, à ce moment précis, le confort était loin d’être le principal souci de Tomás. La question centrale se réduisait à son nouveau statut de prisonnier. Il s’assit en tailleur sur la couverture et fit le point sur sa situation. Ses ravisseurs étaient les Iraniens ; ils cherchaient à découvrir le secret du manuscrit d’Einstein et, pour couronner le tout, Ariana était de leur côté.
Il avait peine à y croire, mais il l’avait vue. Il avait vu Ariana avec le colonel iranien, il l’avait vue dans la camionnette où il avait été séquestré. Il l’avait vue participer à tout ça. Comment était-ce possible ? Le doute le tortura. Était-elle depuis toujours contre lui ? L’avait-elle trompé dès le début ? Mais dans quel but ? Pourquoi avoir joué toute cette comédie à Téhéran ? Non, pensa-t-il. C’était impossible. Ariana ne pouvait pas être aussi perfide. Il devait y avoir une autre explication. Il chercha des alternatives, tenta une autre voie. Il s’interrogea presque timidement, agissait-elle sous la contrainte de quelqu’un ? Avait-elle été surprise en train de l’aider si bien que sa vie aussi était à présent en danger ? Mais, si elle était en danger et se trouvait sous la menace du régime, pourquoi l’aurait-on laissée venir au Tibet ?
Il resta là des heures, enfermé, seul, livré à ses questions. Le goût amer de la trahison ne le lâchait pas, c’était comme un fantôme qui assombrissait chacune de ses pensées, une tache qui maculait ses sentiments, un doute qui le taraudait au-delà du tolérable.
Le bruit des pas qui s’approchaient rompit le fil de ses sombres pensées. Il retint sa respiration et concentra son attention. Il entendit des voix qui accompagnaient ces pas, puis les pas s’arrêtèrent et il perçut le bruit métallique d’une clé qu’on introduisait dans la serrure de la porte.
La porte s’ouvrit et la silhouette corpulente du colonel Kazemi envahit la petite pièce. Il tenait un tabouret dans la main et était suivi par d’autres personnes. Tomás allongea la tête et reconnut Ariana.
— Alors comment va notre professeur ? demanda l’officier du VEVAK d’un ton jovial. Prêt à parler ?
Kazemi laissa entrer Ariana et referma la porte. Puis il posa le tabouret au sol et s’assit en regardant Tomás. Le détenu s’était redressé sur la couverture tibétaine, regardant avec méfiance les deux Iraniens.
— Que me voulez-vous ?
— Vous le savez, dit Kazemi en souriant avec condescendance.
Tomás l’ignora et lança à Ariana un regard accusateur.
— Comment pouvez-vous me faire ça ?
L’Iranienne détourna les yeux pour fixer le sol.
— Le professeur Pakravan n’a pas de compte à vous rendre, grogna Kazemi. Venons-en à ce qui nous intéresse.
— Parlez, insista Tomás, le regard fixé sur Ariana. Que se passe-t-il ici ?
Le colonel brandit son index.
— Je vous préviens, professeur Noronha, vociféra-t-il d’une voix menaçante. Le professeur Pakravan n’a pas d’explication à vous donner. C’est vous qui devez nous en donner.
Tomás fit mine de ne pas entendre l’homme du VEVAK et garda les yeux rivés sur l’Iranienne.
— Dites-moi que tout ça n’a pas été un mensonge. Dites-moi quelque chose.
Kazemi se leva brusquement de son tabouret, empoigna Tomás par le col et leva la main droite, prêt à le gifler.
— Taisez-vous, imbécile ! hurla-t-il.
Ariana cria quelque chose en farsi et le colonel retint sa main en l’air. Il repoussa Tomás avec mépris et regagna son tabouret, une expression de dépit sur le visage.
— Alors ? insista le prisonnier, toujours sur un ton de défi. Comment expliquez-vous tout ça ?
Ariana garda un instant le silence, puis regarda le colonel et parla de nouveau avec lui en farsi. Après un échange de paroles inintelligibles, Kazemi fit un geste agacé et se tourna vers Tomás.
— Que voulez-vous savoir ?
— Je veux savoir quel rôle a joué le professeur Pakravan dans cette histoire.
L’officier du VEVAK sourit froidement.
— Mon pauvre monsieur, dit-il. Vous croyez vraiment qu’on peut s’évader d’Evin aussi facilement ?
— Que voulez-vous dire par là ?
— Je veux dire que ce n’est pas vous qui avez réussi à vous évader, vous entendez ? Nous vous avons laissé vous échapper.
— Comment ça ?
— Le transfert d’Evin vers la prison 59 n’était qu’un prétexte pour permettre votre évasion.
Tomás, incrédule, regarda Ariana.
— C’est la vérité ?
Le silence de l’Iranienne fut éloquent.
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