— C’est le professeur Pakravan qui a tout organisé, déclara le colonel, comme s’il parlait pour elle. Votre transfert, la mise en scène au milieu de la rue pour vous faire croire à un enlèvement, tout.
Le détenu resta le regard fixé sur Ariana, l’air hagard.
— Tout n’était donc qu’une supercherie…
— Tout, répéta Kazemi. Ou bien croyez-vous qu’un prisonnier puisse nous échapper aussi facilement, hein ? Il sourit d’un air moqueur. Si vous vous êtes évadé, c’est parce que nous l’avons voulu, vous comprenez ?
Tomás restait perplexe, le regard hésitant entre les deux Iraniens.
— Mais… dans quel but ? Pourquoi tout ça ?
Le colonel soupira.
— Pourquoi ? demanda-t-il avec morgue. Parce que nous étions pressés, bien sûr. Parce que nous voulions que vous nous mettiez sur la voie du secret sans perdre de temps. Il se cala sur son tabouret. Sachez que vous auriez tout avoué si on vous avait emmené à la prison 59.
— Alors pourquoi ne pas l’avoir fait ?
— Parce que nous ne sommes pas stupides. On vous a surpris en pleine nuit dans le ministère de la Science en train de voler un manuscrit lié à notre programme nucléaire ; à nos yeux, il était évident que vous n’aviez pas agi par intérêt personnel. Vous étiez forcément en mission pour la CIA ou pour quelque autre organisation américaine. Mais, puisque vous étiez au service de la CIA, il était clair que vous n’avoueriez jamais ce fait. Il haussa les épaules. Ou plutôt, vous auriez fini par avouer, c’est certain. Mais ça pouvait prendre des mois. Et nous étions pressés.
— Et alors ?
— Et alors ? Et alors le professeur Pakravan nous a proposé une solution pour régler le problème. On vous laissait prendre la fuite et, ensuite, on vous suivait à la trace. Ça y est, vous avez compris ?
Tomás regarda à nouveau Ariana.
— Donc, tout n’était qu’une mise en scène.
— Hollywood, dit Kazemi. Et du meilleur. Vous étiez sous notre surveillance et il nous a suffi de vous suivre jusqu’ici.
— Mais qu’est-ce qui vous a fait penser que je continuerais à chercher ? Après tout, le manuscrit se trouve à Téhéran.
Le colonel ricana.
— Cher professeur, vous ne m’avez pas bien compris. Il est évident que vous ne chercheriez plus le document. Mais vous alliez sans doute chercher à en savoir plus sur les recherches du professeur Siza.
— Ah ! s’exclama Tomás. Le professeur Siza. Qu’avez-vous fait de lui ?
Kazemi toussa.
— Eh bien… il y a eu un petit accident.
— Comment ça, un petit accident ?
— Le professeur Siza a été invité à Téhéran.
— Invité ? Avez-vous pour habitude d’entrer par effraction dans la maison de vos invités et de fouiller leur bureau ?
L’officier sourit.
— Disons qu’il a fallu… convaincre le professeur Siza d’être notre invité.
— Et que lui est-il arrivé ?
— Mieux vaut peut-être commencer par le début, dit Kazemi. L’année dernière, un de nos scientifiques, un homme qui travaillait dans la centrale de Natanz, est revenu d’une conférence de physique à Paris avec une information particulièrement intéressante. Il avait entendu une conversation entre physiciens, où l’un d’eux avait prétendu posséder un manuscrit inconnu contenant la formule de la plus grande explosion jamais imaginée et qu’il était sur le point de terminer des recherches qui complèteraient les découvertes révélées dans ce document. Notre homme nota le nom du scientifique qui détenait ces secrets. Il s’agissait du professeur Siza, de l’université de Coimbra.
— C’est donc ainsi que vous avez appris l’existence de La Formule de Dieu.
— Oui. Disposant de ces informations, et après quelques hésitations, nous avons décidé de monter une opération pour nous emparer de ce secret. Comme vous le savez, il y a depuis un an une grosse pression internationale exercée sur notre programme nucléaire. Face à ces menaces, le gouvernement a donc décidé d’accélérer les recherches, pour rendre notre position… inexpugnable.
— Vous voulez développer des armes nucléaires.
— Bien sûr. Quand nous les aurons, plus personne n’osera nous attaquer. Prenez l’exemple de la Corée du Nord. Il arqua ses sourcils pour souligner l’argument. Si bien que nous avons résolu d’avancer. Avec l’aide de quelques amis libanais, nous sommes allés à Coimbra, nous avons convaincu le professeur Siza de nous indiquer où se trouvait le manuscrit et, naturellement, nous l’avons invité à nous suivre à Téhéran. Après un dialogue chaleureux, il a fini par céder en inhalant une quantité persuasive de chloroforme. Il sourit, très satisfait de sa manière de présenter les choses. Une fois à Téhéran, nous l’avons fait travailler sur le manuscrit d’Einstein, mais certaines choses ne semblaient pas… disons très claires. Si bien que nous avons posé quelques questions au professeur. D’abord nous nous sommes montrés très gentils, très polis, mais il s’est braqué et n’a pas soufflé mot. Une vraie tête de mule. Il nous a donc fallu employer les grands moyens.
— Que lui avez-vous fait ?
— Nous l’avons envoyé à la prison 59.
— Vous l’avez envoyé à la prison 59 ? Sous quel chef d’accusation ?
Kazemi ricana.
— Nous n’avons pas besoin d’accusation pour envoyer quelqu’un à la prison 59. N’oubliez pas qu’elle n’existe pas officiellement, d’ailleurs d’un point de vue administratif, le professeur Siza ne se trouvait même pas en Iran.
— Ah, évidemment.
— Nous l’avons donc enfermé là-bas dans une chambre cinq étoiles.
— Et ensuite ?
— Nous l’avons soumis à un interrogatoire. Nous avons commencé par la méthode douce, mais il s’obstinait à ne pas collaborer. Il nous donnait des réponses incohérentes, visiblement conçues pour nous tromper. Si bien que nous avons dû utiliser les grands moyens.
— Les grands moyens ?
— Oui. Seulement, ça s’est mal passé. Le professeur avait manifestement un problème cardiaque dont nous ignorions l’existence.
— Que s’est-il passé ?
— Il est mort.
— Comment ?
— Il est mort pendant l’interrogatoire. On l’avait pendu la tête en bas et on lui flanquait quelques coups de bâton quand soudain son corps s’est figé. Croyant qu’il s’était évanoui, nous avons tenté de le réanimer, mais il n’est pas revenu à lui. Nous l’avons examiné et avons constaté qu’il était mort.
— Bande de salauds !
— C’était assez ennuyeux, commenta Kazemi. Le vieux était mort sans avoir révélé quoi que ce soit. Ça nous compliquait la tâche, comme vous pouvez l’imaginer.
— Qu’espériez-vous qu’il vous révèle ?
— L’interprétation du manuscrit d’Einstein, bien sûr. Puisque le manuscrit contenait des énigmes et que son propriétaire était mort, comment pouvions-nous comprendre le document ? On se retrouvait devant un gros problème et des têtes ont failli tomber. Il passa sa main le long de son cou, comme si la sienne en avait fait partie. Heureusement, nos services du VEVAK avaient préalablement recensé toutes les personnes proches du professeur Siza. C’est ainsi que nous avons découvert qu’il était l’ami d’un mathématicien nommé… quelque chose Noronha.
Tomás ouvrit la bouche, horrifié.
— Mon père.
— Un homme avec qui le professeur Siza parlait beaucoup, paraît-il. Kazemi se pencha en avant, un air de conspiration dans les yeux. Il nous fallait savoir si, durant ses nombreuses conversations entre amis, le défunt physicien avait confié le secret du manuscrit d’Einstein à l’éminent mathématicien. Vous saisissez ? Donc, il nous suffisait de poser quelques questions au mathématicien. Il haussa les épaules. Le problème, c’est que ce mathématicien, avons-nous appris, était gravement malade. Hors de question de répéter la même opération que pour le professeur Siza. Elle aurait encore une fois mal fini, ce qui nous aurait attiré des ennuis. Mais nous avions besoin de trouver une solution à notre problème. Que faire ? Il marqua une pause, pour prolonger le suspens. C’est alors que nous avons découvert que ce mathématicien avait un fils qui était cryptologue. On ne pouvait pas mieux tomber. Nous faisions venir le fils et il nous aidait à déchiffrer les énigmes du manuscrit. S’il n’y parvenait pas, il était probable que, découvrant la proximité entre le professeur Siza et son père, il lui poserait quelques questions. Tout semblait parfait.
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