— Très bien, acquiesça l’historien. Dites-moi où ?
Le moine tourna la tête, ferma les yeux et inspira profondément.
— Êtes-vous un homme religieux, professeur Noronha ?
Tomás l’observa, un peu frustré que Jinpa ne lui dise pas aussitôt où rencontrer l’homme qu’il cherchait. Mais il avait conscience que les rythmes étaient différents ici et il se laissa guider par la question du moine.
— Pas vraiment.
— Vous ne croyez pas à quelque chose qui nous transcende ?
— Eh bien… peut-être, je ne sais pas. Disons que je cherche.
— Que cherchez-vous ?
— La vérité, je suppose.
— Je croyais que vous cherchiez Tenzing.
Tomás rit.
— Aussi, dit-il. Peut-être connaît-il la vérité.
À nouveau, Jinpa inspira profondément.
— Cette chapelle est la plus sacrée du Potala. Elle remonte au VII esiècle, et c’est le dernier vestige du palais sur lequel on a bâti le Potala. Il se tut. Ne sentez-vous pas ici la présence de Dharmakãya ?
— Qui ?
Avec ses yeux clos, le moine semblait plongé dans la méditation.
— Que savez-vous sur le bouddhisme ?
— Rien.
Il y eut un nouveau silence, seulement rompu par les chants sacrés au loin.
— Voilà plus de deux mille cinq cents ans que naquit au Népal un homme appelé Siddhârta Gautama, un prince appartenant à une caste noble et qui vivait dans un palais. Mais, en constatant que derrière les murs du palais, la vie n’était faite que de souffrance, Siddhârta abandonna tout et alla vivre en Inde, dans une forêt, comme un ascète, torturé par cette question : à quoi bon vivre si tout est douleur ? Durant sept ans, il erra dans la forêt en quête de réponses. Cinq ascètes l’exhortèrent au jeûne, convaincus que le renoncement aux satisfactions du corps créerait l’énergie spirituelle qui les conduirait à l’illumination. Siddhârta jeûna jusqu’à devenir squelettique, au point que son nombril touchait sa colonne vertébrale. Enfin, il s’aperçut que ses efforts étaient vains et conclut que le corps avait besoin d’énergie pour soutenir l’esprit dans sa quête. Il décida alors d’abandonner les voies extrêmes. Pour lui, le vrai chemin n’était pas plus celui de la luxuriance du palais que celui de la mortification des ascètes, où les extrêmes se rejoignent. Il choisit donc la voie du milieu, celle de l’équilibre. Un jour, après s’être baigné dans le fleuve et nourri d’un peu de riz, il s’assit en posture de méditation sous un figuier, l’Arbre de l’Illumination que nous appelons Bodhi , et jura de ne plus en bouger tant qu’il n’aurait pas atteint l’illumination. Après quarante-neuf jours de méditation, arriva le soir où il parvint à la dissipation finale de tous ses doutes. Il se réveilla pleinement. Et Siddhârta devint Bouddha, l’éveillé.
— Mais de quoi s’est-il réveillé ?
— Il s’est réveillé du songe de la vie. Jinpa ouvrit les yeux, comme si lui aussi se réveillait. Une fois illuminé, Bouddha indiqua le chemin de l’éveil à travers les Quatre Nobles Vérités. La Première est dans la constatation que la condition humaine est souffrance. Cette souffrance est issue de la Deuxième Noble Vérité, qui est notre difficulté à intégrer un fait essentiel de la vie, celui que tout est transitoire. Toutes les choses naissent et meurent, a dit Bouddha. Nous souffrons parce que nous nous accrochons au songe de la vie, aux illusions des sens, au fantasme que tout puisse durer, au lieu d’accepter l’existence comme un fleuve qui passe. C’est là notre karma . Nous vivons avec la conviction que nous sommes des individualités, alors qu’en vérité nous faisons partie d’un tout indivisible.
— Et est-il possible de rompre cette illusion ?
— Oui. La Troisième Noble Vérité établit justement qu’il est possible de briser le cercle de la souffrance, de nous libérer du karma et d’atteindre un état de libération totale, d’illumination, d’éveil. Le nirvana. C’est là que l’illusion se dissipe et que naît la conscience que tout est un et que nous faisons partie de l’un. Il soupira. La Quatrième Noble Vérité est l’Octuple Sentier Sacré qui mène à la suppression de la douleur, à la fusion avec l’un et à l’élévation au nirvana. C’est le chemin qui nous permet de devenir Bouddha.
— Et quel est ce chemin ? voulut savoir Tomás.
Jinpa referma les yeux, comme s’il replongeait dans la méditation.
— C’est le chemin de Shigatse, se borna-t-il à dire.
— Comment ?
— C’est le chemin de Shigatse.
— Shigatse ?
— À Shigatse, il y a un petit hôtel. Allez-y et dites que vous désirez que le Bodhisattva Tenzig Thubten vous montre le chemin.
Tomás resta figé un instant, surpris par la façon soudaine et inattendue dont le moine avait changé le cap de la conversation pour revenir au point initial. Mais il réagit aussitôt, sortant son calepin pour noter les instructions.
— Que Tenzing… me montre… le chemin, répéta-t-il tout en notant laborieusement, la langue pendue au coin des lèvres.
— N’écrivez pas. Jinpa toucha son front du doigt. Mémorisez.
Une fois encore, le visiteur resta un instant déconcerté par cet ordre, mais, docile, il arracha la feuille du calepin et la jeta dans une corbeille.
— Hum… murmura-t-il, s’efforçant d’enregistrer les indications. Shigatse, c’est ça ?
— Oui.
— Et que dois-je faire là-bas ?
— Aller à l’hôtel.
— Lequel ?
— Le Gang Gyal Utsi.
— Comment ? Le Gang quoi ?
— Gang Gyal Utsi. Mais les Occidentaux lui donnent un autre nom.
— Un autre nom ?
— Hôtel Orchard.
Il descendit d’interminables escaliers mal éclairés qui formaient des puits d’ombres, traversa le salon où se trouvait le trône du sixième Dalaï-Lama et, ignorant les statues et les chapelles qui ornaient le lieu, quitta précipitamment le Potala.
Tomás avait une mission. Il gardait en mémoire le point de rencontre pour s’entretenir avec le Tibétain qui, pensait-il, pourrait l’éclairer sur la mystérieuse disparition du professeur Siza et sur le secret qui entourait le vieux manuscrit d’Einstein. Il se sentait sur le point de percer l’énigme et contenait avec peine l’excitation qui bouillonnait dans son corps et lui revigorait l’âme. Il dévala imprudemment un sentier de terre jusqu’à Bei Jin Guilan, la tête penchée en avant, les yeux rivés sur le sol, l’esprit perdu dans les perspectives qui s’ouvraient devant lui, complètement étranger au monde qui l’entourait.
C’est pourquoi il ne remarqua pas qu’une camionnette noire s’était arrêtée le long du trottoir, pas plus qu’il ne vit deux hommes en sortir pour se diriger vers lui.
Un mouvement brusque le ramena aussitôt à la réalité.
— Mais qu’est-ce…
Un homme lui tordit brutalement le bras, l’obligeant à se courber en poussant un cri de douleur.
— Entrez là, ordonna une voix inconnue dans un mauvais anglais.
Étourdi, sans comprendre ce qui se passait, presque comme dans un rêve, il vit la portière de la camionnette s’ouvrir et se sentit catapulté à l’intérieur.
— Lâchez-moi ! Lâchez-moi !
Il reçut un coup sur la nuque et tout s’obscurcit. Quand il reprit conscience, le nez comprimé contre la banquette arrière du véhicule, les saccades et le bruit d’accélération du moteur lui confirmèrent qu’il était dans la camionnette, enlevé par des inconnus.
— Alors ? demanda une voix. Vous êtes calmé ?
Couché sur la banquette, ses poignets menottés derrière le dos, Tomás tourna la tête et vit un homme à moustache noire et au teint basané qui lui souriait.
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