— Exactement, s’exclama Luís Rocha. Tout a été déterminé au commencement, à l’instant où l’univers s’est formé. L’énergie et la matière ont été distribuées d’une manière déterminée et les lois et les valeurs des constantes ont été conçues de manière déterminée, et cela a aussitôt déterminé l’évolution future de toute cette matière et de toute cette énergie. Vous saisissez ?
— Oui…
— Et ne voyez-vous pas la relation qui existe entre tout cela et le principe anthropique ?
Tomás hésita, cherchant le lien entre les deux choses. Mais son hésitation ne dura qu’un bref instant, le temps d’une inspiration et d’une expiration, car aussitôt après il écarquilla les yeux et, suffocant, il entrevit enfin la preuve dans sa totalité.
— Bon… sang… balbutia-t-il, dans l’affolement de celui qui voit la vérité surgir comme une lumière qui brille. C’est… incroyable !
— Autrement dit le fait que tout soit déterminé signifie que tout ce qui est arrivé, arrive et arrivera est prévu depuis l’aube des temps. Même notre conversation présente était déjà prévue. C’est comme si nous étions des acteurs sur un immense plateau de tournage, chacun interprétant son rôle, en obéissant à un monumental scénario écrit par un scénariste invisible au commencement de l’univers. Il laissa l’idée flotter dans l’air. Tout est déterminé.
— Mon Dieu…
— Voilà l’argument qui manquait et qui aux yeux du professeur Siza permet de transformer le principe anthropique en preuve de l’existence de Dieu. L’univers a été conçu avec une telle ingéniosité, qu’elle dénonce une intelligence et avec une précision telle, qu’elle dénonce une intention. Notre existence n’a pas la moindre chance d’être accidentelle par le simple fait que tout est déterminé depuis le commencement.
Ils quittèrent la bibliothèque Joanina côte à côte. La nuit était tombée sur Coimbra et une brise fraîche soufflait doucement sur le Pátio das Escolas. Tomás s’arrêta sur une marche et regarda vers l’horloge de la tour ; il était déjà 21 heures. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas mangé, mais l’angoisse de savoir qu’il ne lui restait plus que onze heures pour résoudre l’énigme lui coupait l’appétit. Il est certain que Luís Rocha venait de lui dévoiler une partie significative du mystère, mais il lui manquait le dernier détail. Le code qui contenait la formule de Dieu.
— Dites-moi une chose, murmura Tomás. Ne sauriez-vous pas en quoi consiste le dernier message chiffré par Einstein ?
Le physicien lui jeta un étrange regard.
— Venez avec moi, dit-il en l’invitant à le suivre d’un geste de la main.
Luís Rocha descendit les marches et tourna à gauche, suivi de Tomás. Ils marchèrent jusqu’à la porte suivante, dans le bâtiment situé à côté de la bibliothèque. L’historien arriva devant le portail magnifiquement décoré et presque malgré lui, sans doute par déformation professionnelle, il reconnut aussitôt le style manuélin.
— C’est une église ?
— C’est la chapelle de Saint Miguel, l’informa Luís en l’entraînant vers l’intérieur. Elle a été érigée au XVI esiècle.
Les murs étaient recouverts d’ azulejos bleus et le plafond était richement orné, mais ce qui dominait dans la chapelle était le superbe et imposant orgue baroque incrusté dans le mur, sur la droite ; il s’agissait d’un très bel instrument, finement ouvragé, au sommet duquel étaient assis des anges qui soufflaient dans une trompette.
— Pourquoi m’avez-vous amené ici ? s’enquit Tomás.
Le physicien s’assit au bout d’un banc recouvert de cuir et sourit.
— Ne trouvez-vous pas qu’il est logique d’être dans la maison de Dieu pour évoquer l’existence de Dieu ?
— Mais le Dieu que vous m’avez présenté n’est pas celui de la Bible, observa l’historien, en indiquant d’un mouvement de la tête l’image du Christ crucifié sur l’autel.
— Je vous ai présenté Dieu, mon cher. Le reste n’est que détails, vous ne croyez pas ?
— Si vous le dites…
— Certains l’appellent Dieu, d’autres l’appellent Yeovah , d’autres Allah , d’autres Brahman , d’autres Dharmakâya , d’autres Tao . Il plaqua sa main sur la poitrine. Nous, les scientifiques, nous l’appelons univers. Différents noms, différents attributs : la même essence.
— Je vois, commenta l’historien. Mais ceci ne résout pas mon problème.
— C’est quoi votre problème ?
— En quoi consiste le dernier message chiffré par Einstein ?
Luís Rocha glissa sur le banc et fit signe à Tomás, qui se tenait debout, de s’asseoir près de lui. L’historien s’exécuta, malgré l’angoisse qui le rongeait.
— Connaissez-vous les matriochkas ? demanda le physicien.
— Qui ?
— Les matriochkas.
— Ce sont ces poupées russes, non ?
— Oui. Quand on en ouvre une, il y en a toujours une autre à l’intérieur. Il sourit. Tout comme une matriochka, la découverte de la seconde voie a résolu une énigme, mais en a révélé une autre. Si Dieu existe et qu’il a conçu l’univers avec une précision telle qu’elle a déterminé notre création, cela indique que notre existence est le but de l’univers, vous ne pensez pas ?
— C’est logique.
— Et pourtant cela n’a aucun de sens.
— Non ? s’étonna Tomás. Pour moi, cela en a un.
— Cela n’a du sens que dans la mesure où c’est un constat réconfortant, argumenta Luís Rocha. Après tout, la science nous a toujours dit que notre existence était insignifiante à l’échelle de l’univers. Il y a même eu des physiciens qui ont prétendu que la vie n’était guère plus qu’une plaisanterie et que notre présence n’offrait aucune utilité.
— Apparemment, ils se trompaient.
— En effet, acquiesça Luís Rocha. Si on considère que l’univers a été conçu pour créer la vie et que cela ne relève d’aucun accident parce que tout est déterminé depuis le commencement, oui, je dois admettre que mes collègues se sont trompés. Et pourtant, la question demeure : cela n’a aucun sens de dire que notre existence est le but de l’univers.
— Mais pourquoi ça ?
— Pour la simple raison que nous sommes apparus à une époque relativement récente de la vie de l’univers. Si nous étions le but, nous serions apparus à la fin, non ? Mais cela n’a pas été le cas. Nous sommes apparus peu après le commencement. Pourquoi ?
— Dieu était peut-être pressé de nous créer ?
— Mais pourquoi ? Pour que nous nous amusions ? Pour que nous puissions passer notre temps à regarder la télévision ? Pour que nous prenions un verre sur une terrasse ? Pour que nous parlions sans cesse de football et de femmes ? Pour que celles-ci lisent des magazines à l’eau de rose et regardent des séries télé ? Pourquoi ?
Tomás haussa les épaules.
— Je ne sais pas, s’exclama-t-il. Mais pourquoi posez-vous cette question ?
Luís Rocha fixa Tomás.
— Parce que c’est à cette question que répond le dernier message d’Einstein.
— C’est-à-dire ?
— Le code inséré par Einstein dans La Formule de Dieu résout le problème du but de notre existence.
Tomás plongea la main dans sa poche et en sortit la petite feuille pliée qui l’accompagnait toujours. Il la déplia et relut le message chiffré.
— Ça ?
— Oui.
— Vous êtes en train de me dire que cette formule résout l’énigme de notre existence ?
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